Jonas Kaufmann chante le Faust de Berlioz et celui de Gounod. Gregory Kunde chante l’Otello de Rossini et celui de Verdi. Eh bien, Franco Fagioli, lui, chante l’Arbace de Vinci et celui de Hasse. Et s’il le souhaite, il a encore du pain sur la planche, car des Artaserse, il en existe environ quatre-vingts, semble-t-il. Le livret dans lequel Métastase mettait Babylone à la sauce opera seria fut en son temps un tel succès que les compositeurs se bousculèrent tout au long du siècle pour le mettre en musique. Pourtant, avant même la résurrection scénique de la version Leonardo Vinci à Nancy en novembre 2012, le festival de Martina Franca s’était chargé de celle de l’œuvre « concurrente » de Hasse, en confiant au même interprète le rôle d’Arbace, créé à Venise par Farinelli (à Rome, c’est Carestini qui avait créé l’Arbace de Vinci). Pourtant, on serait tenté de dire la présence du contre-ténor italo-argentin est à peu près le seul point commun entre les deux spectacles.
Si à Nancy, Silviu Purčarete proposait un show abracabrantesque, mêlant les coulisses à la scène, jouant sans cesse sur la théâtralité de déguisements hallucinants, Gabriele Lavia règle pour le festival de Valle d’Istria un spectacle des plus sages, un peu comme du Pierluigi Pizzi en moins raffiné. Décor sobre, dont la monumentalité néo-classique est tempérée par la chaleur du bois brut. Elégants costumes militaires fin XIXe-début XXe pour les messieurs, tous identiquement bottés et vêtus d’un uniformes noirs à parements rouges, seuls le nombre de médailles les distinguant ; silhouette empire pour les robes des dames, elles aussi transformées en jumelles. Bref, rien qui aide à caractériser les personnages ou à les distinguer les uns des autres. Quant au jeu, il se borne à une série d’allées et venues, et aux poses les plus convenues, exprimant l’affliction, le désarroi ou le mépris. Rien qui puisse offusquer l’œil, mais rien qui risque d’enflammer l’imagination. Par chance, la captation alterne constamment plans larges et plans rapprochés, et multiplie les angles de prise de vue, pour lutter contre l’ennui que pourrait susciter l’aspect purement visuel du spectacle.
Autre différence majeure par rapport à l’Artaserse de Vinci : à Venise en 1730, les femmes étaient admises sur les scènes lyriques, et la production de Martina Franca inclut donc plusieurs chanteuses. Les deux héroïnes, respectivement amante et sœur d’Arbace, n’ont donc pas lieu d’être interprétées par des contre-ténors travestis : à la Cuzzoni en Mandane et à Maria Maddalena Pieri en Semira succèdent ainsi Maria Grazia Schiavo et Rosa Bove. La première est bien connue grâce à ses nombreuses participations à divers spectacles « baroqueux », mais on est heureux de l’entendre ici sans l’acidité qui caractérisait ses aigus encore peu de temps auparavant. Belle découverte avec la mezzo, au timbre prenant et à l’interprétation pleine de vie dramatique. Si travesti il y avait à Martina Franca, c’était dans le sens inverse, puisque le rôle d’Artabano, conçu à l’origine pour le castrat Nicolino, est confié à Sonia Prina, qui ne s’épanouit jamais autant que dans ces rôles de salaud (meurtrier de Xerxès, Artaban tente d’attribuer son crime au fils du roi, qu’il tue également, avant d’envoyer à la mort son propre fils Arbace, accusé du régicide). La carapace se fissure néanmoins à la fin du deuxième acte, et la mezzo hérite d’un de ces airs de désolation que Farinelli chantait au roi d’Espagne pour bercer sa mélancolie, « Pallido il sole »). Autre air souvent interprété pour Philippe V, « Per questo dolce amplesso » est peut-être le sommet de la partition de Hasse, auquel Franco Fagioli rend justice, en montrant qu’il n’est pas qu’une machine à vocalises ; et même quand les airs sollicitent avant tout sa virtuosité, on sait que le contre-ténor est capable de les investir d’une émotion largement portée par son timbre vibrant. L’autre contre-ténor de la distribution, Antonio Giovannini, a la voix souple et claire, sans doute moins caractérisée, mais on n’en demande pas tant au personnage secondaire de Megabise. Le rôle-titre, enfin, ayant été écrit pour le ténor Filippo Giorgi, Anicio Zorzi Giustiniani montre combien il a su progresser en quelques années, pour devenir un mozartien respectable et, plus récemment, un haendélien apprécié (Oronte à Versailles et à Genève en février).
Différence finale : le très pompeusement nommé Orchestra Internazionale d’Italia ne peut pas tout à fait déployer les mêmes charmes instrumentaux que le Concerto Köln, mais Corrado Rovaris, dont on a notamment pu apprécier le travail sur Pergolèse à Jesi, en tire le maximum tout en assurant la partie de clavecin.
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Commander ce DVD – Johann Adolf Hasse : Artaserse – Festival della Valle d’Itria, 2012