Pour ceux qui suivent son parcours en France depuis quelques années, ce nouveau disque de Mariam Sarkissian ne marquera pas la découverte d’une voix, mais la confirmation d’un talent remarqué et apprécié. En juin 2015, l’Académie du disque lyrique lui a d’ailleurs décerné un de ses Orphée d’Or, le Prix Victoria de Los Angeles accordé pour la première fois. Après deux disques chez Suoni e Colori, la mezzo russe passe chez Brilliant Classics pour un nouveau récital consacré à ses racines. Pour qui n’est pas familier de la musique arménienne, ce programme sera en revanche l’occasion de bien belles découvertes. Aram Khatchaturian est évidemment l’arbre soviétique qui masque la forêt dissidente, et la musique arménienne reste largement une terra incognita pour le public français, par-delà la figure de Komitas, l’ethnomusicologue et compositeur mort en 1935 à Villejuif. Bien entendu, publier un disque de mélodies arméniennes en 2015 n’est pas un choix innocent, l’année où l’on commémore le centenaire du génocide perpétré pendant la Première Guerre mondiale.
Le disque s’ouvre par l’enchantement que procure le cycle Chants d’émeraude de Romanos Melikian (1883-1935). Publiées en 1928, ces huit pièces sont pleines d’un orientalisme vrai, loin des clichés qui prévalaient au XIXe siècle ; par l’inventivité de leurs contours mélodiques et par l’originalité de leur accompagnement pianistique, elles sont, comme le signale le livret d’accompagnement, proches de Ravel, mais pas seulement celui des Mélodies populaires grecques, comme on pourrait s’y attendre. Inspiré par quelques-uns des plus grands poètes arméniens, notamment Hovhannès Toumanian (1869-1923) et Atabek Khnkoian (1870-1935), ce cycle est un pur régal, entre la pureté du timbre de la chanteuse et la virtuosité d’Artur Avanesov, son fidèle accompagnateur.
Changement de génération avec Tigran Mansourian, né en 1939 et encore très actif. Sa Berceuse pour un Prince de 2010, pour piano seul, dédiée au compositeur et claveciniste Andreï Volkonski, fait le lien avec le cycle de Melikian dont la dernière page est justement une berceuse, après quoi le disque donne à entendre ses deux premières compositions pour voix et piano : les Trois romances de 1966 et les Quatre haïrens de 1967. Ces quatrains d’amour et d’exil dus à Nahapet Koutchak, troubadour arménien du XVIe siècle, ne donnent pas lieu à un « à la manière de » vaguement archaïsant, mais exploitent au contraire toute la gamme des effets accessibles à un compositeur qui, sans renoncer au langage classique, ne se prive pas de certaines brutalités modernistes. Pour mieux servir l’expressivité de ces pages, la voix de Mariam Sarkissan se fait parfois presque rauque, d’une âpreté qui donne à ces compositions savantes une authenticité de musique populaire.
En fin de parcours, le pianiste Artur Avanesov (né en 1980) révèle son autre visage et incarne une troisième génération de compositeurs arméniens. Il livre ainsi six pièces pour piano seul réunies sous le titre de Feux follets (cet opus est voué à s’enrichir d’autres pages dans les années à venir). Se revendiquant d’un certain postmodernisme musical, Avanesov s’autorise tous les styles, allant jusqu’à créer un effet de cymbalum pour « You are more beautiful than the cedars of Lebanon ».