Un siècle après sa création, alors qu’on disposait déjà de quatre enregistrements différents, les uns réalisés en studio, les autres en live, le chef-d’œuvre de Dukas attendait toujours sa version de référence. Inutile de ménager le suspens plus longtemps : le disque Capriccio ne nous l’offre pas encore, en dépit de grandes qualités, mais c’est une très heureuse surprise. Cette Ariane s’inscrit dans la série intitulée « The Cologne Broadcasts », qui a déjà livré bien d’autres découvertes surgies des archives de la Westdeutscher Rundfunk. Malgré un relatif flou artistique, le livret laisse penser qu’il s’agit d’un enregistrement réalisé sans public, peut-être en plusieurs prises.
Marilyn Schmiege venait de chanter Ariane sur scène, en janvier 1986 à Krefeld, et cette expérience s’avère ici payante, puisque le personnage parvient à exister, davantage que ne le permettrait une simple version de concert sans lendemain. La mezzo américaine, qu’on entendrait en 1994 en Waltraute au Châtelet, avait à son répertoire Octavian et Kundry, et ses possibilités dans l’aigu s’étendaient jusqu’à Sieglinde. Georgette Leblanc n’était pas exactement une chanteuse wagnérienne, mais c’est le format vocal auquel on s’est peu à peu habitué dans le rôle d’Ariane (voir Deborah Polaski ou Jeanne-Michèle Charbonnet, parmi les titulaires récentes). Le français chanté est très acceptable, et le timbre se distingue suffisamment de celui de la Nourrice pour que l’oreille identifie clairement chacun des deux principaux personnages. Par rapport aux graves profonds de Jocelyne Taillon, Schmiege offre une voix comparativement juvénile, ce qui nous évite l’Ariane matrone à laquelle on a parfois droit. Alors qu’elle est l’une des rares francophones de la distribution, Taillon a une diction souvent pâteuse, surtout quand le rythme s’accélère, le texte devenant alors de la bouillie. La Nourrice avait pourtant été l’un de ses tout premiers rôles à la scène.
Le timbre de Marilyn Schmiege se détache aussi de la voix des premières épouses de Barbe-Bleue. Sélysette, la plus bavarde, a été confiée à la mezzo anglaise Cynthia Buchan, dont on apprécie là encore que le timbre se distingue nettement de celui de ses consœurs. On connaît le travail considérable de Mitsuko Shirai dans le domaine du lied : elle met ici sa superbe voix au service de l’opéra, exercice dont elle n’était pas absolument familière (elle ne devait faire ses débuts à la scène que l’année suivante, en Despina à Francfort). Parmi toutes ces voix graves, ne se détache guère qu’une seule vraie soprano, Ygraine. Monique Baudoin n’a pas une voix très séduisante, hélas ; son timbre acide ne l’empêchait pourtant pas cette année-là de chanter Juliette lors de la tournée estivale du Met dans les jardins publics de New York. Incapable d’articuler un mot, Francine Laurent ne fait guère honneur à l’école de chant français. Quant à la plus grave de toutes les voix de cet opéra, on sait bien que Barbe-Bleue n’a que quelques mesures à chanter, à la fin du premier acte, mais la voix noire de Roderick Kennedy convient au personnage. On appréciera aussi la belle transparence du très opulent orchestre mené de main de maître par Gary Bertini, qu’on préfère dans ce répertoire début de siècle (Mahler, Ravel…) que dans ses enregistrements mozartiens.