L’Europe du 18e siècle a une telle soif d’opéras que les compositeurs ne peuvent faire face à la demande. Dans l’urgence, on recycle, on emprunte, on adapte d’anciennes partitions à de nouveaux livrets. Ainsi se répand l’usage du pastiche – un assemblage d’airs qui tient parfois du cadavre exquis cher aux Surréalistes.
Depuis un enregistrement de Bajazet de glorieuse mémoire en 2004, on sait Fabio Biondi coutumier de ces puzzles musicaux qu’il a parfois entrepris lui-même de reconstituer. Pour sa première collaboration aux opéras de l’édition Vivaldi – le dix-neuvième de la collection –, le fondateur de l’ensemble Europa Galante ne fait pas exception à son habitude. Argippo, extirpé des archives de la Bibliothèque nationale de Turin, est l’un de ces pots-pourris dont la nature hétérogène s’accompagne souvent d’un périple rocambolesque.
Composé par Vivaldi sur un poème de Domenico Lalli, pseudonyme derrière lequel s’abritait Sebastiano Biancardi (1679-1741) – le trésorier d’un orphelinat napolitain dont il avait détourné les fonds –, Argippo fut créé à Vienne, vraisemblablement au printemps 1730 puis repris quelques mois plus tard à Prague. De ces deux représentations, seuls subsistent un recueil d’airs actuellement conservé à Rastibonne et une partition anonyme en provenance de Darmstatdt, l’un et l’autre supposés dérivés de la version praguoise de l’ouvrage. L’affaire se complique lorsqu’on découvre que cette dernière partition contient une douzaine d’airs de compositeurs différents. A Vienne, il est établi que Vivaldi n’utilisa pas d’autre musique que la sienne. A Prague, il n’est question d’emprunt qu’à Porpora et Pescetti. Et voilà nos musicologues transformés en Sherlock Holmes, sauf qu’à la différence des romans de Conan Doyle, l’énigme demeure irrésolue. Selon le spécialiste Reinhard Strohm, Vivaldi, seul ou avec le concours de Pescetti, aurait réalisé en 1732 à Venise une nouvelle compilation vendue à l’impresario Peruzzi, lequel entretenait des relations étroites avec la cour de Hesse-Darmstadt. CQFD ?
Reste aujourd’hui un enregistrement, bancal en raison du caractère hétéroclite et incertain de sa composition, dont la différence d’inspiration d’un numéro à l’autre joue en la défaveur. Qui mieux pourtant que Fabio Bondi pour lier une sauce au départ grumeleuse et conduire à son terme une histoire en forme de leçon de morale, même si l’on a connu l’ensemble Europa Galante plus stimulé ? Zanaida, la fille du Grand Moghol Tisifaro, a été séduite par le cousin et conseiller de ce dernier, Silvero, lequel pour mener à bien son entreprise de séduction a usurpé l’identité du roi Argippo, lui-même récemment marié à Osira. L’intrigue tressée à gros nœuds, il faut trois actes pour la dénouer en un lieto fine prétexte à chœur pacifié, comme emprunté à une pièce de musique sacrée.
Se pose aussi comme toujours en de pareilles entreprises la question de la distribution. Quelle voix pour quel rôle ? En toute logique, le père noble, Tisifaro, échoue à une clef de fa. Ici Luigi de Donato, basse rompue au répertoire baroque – il interprétait Manoah et Harapha dans le récent Samson dirigé par Leonardo García Alarcón – douée d’une agilité suffisante pour slalomer sur la portée dans « A piedi miei svenato », son aria di furore du 2e acte. Se confirme alors la maîtrise du legato en même temps que s’impose le souverain, dont la faiblesse d’inspiration de l’air précédent « Dov’’è la morte » ne servait qu’à mettre en valeur les notes plus graves. « Rege son che combatttuto » au début de l’opéra dépeint un père trop compatissant dont la tendresse amoureuse des variations dans le Da Capo trahit l’œdipe indécis.
Est-ce en raison de l’écriture du rôle que l’on nous dit destiné à un soprano ? Silvero dessert le contralto de Marianna Pizzolato. On peine à retrouver la douceur coutumière de l’étoffe tandis que le souffle s’épuise à dessiner d’un geste les vocalises de l’impitoyable « Non temer e datti pace ».
Autres sopranos encore plus exigeants en termes de virtuosité, Osira et Argippo. Lauréate du Bellini 2017 et du Cesti 2018, Marie Lys prête à la première l’eau vive de son timbre et dans l’émission, une pureté on ne peut mieux adaptée à la personnalité sacrificielle de la reine de Cingone. Le bref « Che farai » au 3e acte surligne la fragilité de l’intonation mais ses quatre autres airs démontrent la précision du trait et la conduite ductile du chant.
Le second doit en découdre avec deux airs intraitables dont il semble qu’ils aient été conçus pour éprouver les limites de la voix humaine. Saut d’octave, notes en rafale, pointées, piquées, dardées : aucun des pièges tendus par une écriture névrotique ne semble désarmer le soprano intrépide d’Emöke Barath. Avec « Vi sarà stella clemente » au troisième acte, la chanteuse hongroise peut exposer un autre versant de son art. La ferveur de l’expression prend le pas sur l’agitation.
Familière enfin de l’aventure Vivaldi depuis Teuzzone en 2011, Delphine Galou expose une nouvelle fois l’intelligence d’un contralto qui, à défaut de paraître toujours naturel, possède mieux que les qualités techniques requises : la présence nécessaire pour apporter au rôle de Zanaida ce surcroit de caractérisation, indispensable si l’on veut que le pastiche brise sa gangue cadavérique et se pare des atours du drame, seuls capables de tenir l’auditeur en haleine.