Après un premier album évoquant la rivalité entre Haendel et Porpora, place cette fois à la convergence, sinon à la concorde de deux géants prolifiques : Alessandro Scarlatti et Antonio Caldara partagent l’affiche du nouveau disque de Giuseppina Bridelli. Nous quittons les scènes londoniennes pour gagner les salons romains en compagnie du jeune mezzo et de l’excellent Quartetto Vanvitelli : Gian Andrea Guerra au violon, Nicola Brovelli au violoncelle, Mauro Pinciaroli à l’archiluth et Luigi Accardo au clavecin et à l’orgue. Scarlatti et Caldara ont porté à son acmé le genre, très prisé au Settecento, de la cantata da camera et nous ont laissé un héritage faramineux dont seules quelques pépites ont été exhumées. Nous aurions aimé en découvrir de nouvelles, a fortiori servies par de tels interprètes. Or, paradoxalement, le seul inédit qui nous est proposé s’écarte du sujet puisque c’est une manière de sonate pour violon et basse continue. L’Allettamento da camera opus 8 n°1 de Giuseppe Valentini n’en constitue pas moins une belle découverte, entre introspection lumineuse (Andante affetuoso) et virtuosité débridée (l’étourdissant Presto où Gian Andrea Guerra décoche des coups d’archet quasi expressionnistes).
Néanmoins, le programme aborde l’immense corpus de Scarlatti (un peu plus de huit cents cantates) et le legs considérable de Caldara (près de trois cents) sous un angle original : il se concentre exclusivement sur les cantates à voix seule, violon et basse continue, une configuration inhabituelle et un choix probablement motivé par la rencontre de la chanteuse et du quatuor. Signalons que dans la foulée de son premier récital, Giuseppina Bridelli avait également enregistré une autre rareté, publiée chez Glossa : E perché non seguite, o pastorelle, la seule cantate de Scarlatti dont l’accompagnement requiert deux violons et deux flûtes. Cette pièce relativement légère, où le « doux tourment » de l’amour inspire même à Chloris quelques phrases enjouées, correspond sans doute mieux à l’image que nous nous faisons de la cantate arcadienne et de ses bocages toujours ravissants bien que nimbés d’une mélancolie délicate.
A contrario, les arpèges nerveux qui ouvrent Dove fuggo ? A che penso ? nous préparent à l’agitation du premier récitatif auquel Giuseppina Bridelli imprime une tension inattendue en nous ramenant… au théâtre. Une tension inattendue, mais également une présence au texte où affleure le souvenir encore brûlant de ses incarnations chez Cavalli (Ippolita dans Elena, Dejanira dans Ercole amante) et Rossi (Aristeo dans L’Orfeo). Le rapprochement n’a, du reste, rien d’extravagant ni de fortuit. Le puissant et si malléable récitatif de Scarlatti, à des années lumières du secco de l’opera seria, s’enracine dans le Seicento et rivalise d’expressivité avec la monodie comme avec le recitar cantando. En outre, il ne s’agit pas de divertissements domestiques, destinés à des amateurs plus ou moins éclairés et doués. Des artistes de premier plan s’illustraient dans ce répertoire souvent joué chez les prélats et les aristocrates. Ce fut le cas, par exemple, de Margherita Durastanti (l’Agrippina de Haendel), invitée par le prince Ruspoli, possible commanditaire des œuvres de Scarlatti retenues pour cet enregistrement. Caldara, lui-même alto, a vraisemblablement composé plusieurs de ses cantates pour sa compagne, la contralto Caterina Petrolli.
Il faut davantage qu’un mezzo pulpeux, brillant et souple pour rendre justice à ce programme aussi exigeant qu’un florilège d’airs d’opéras. Le tempérament d’une Bridelli, son nuancier et sa science des éclairages sont absolument indispensables pour non seulement animer les accompagnati, mais restituer aussi la diversité des affetti que les airs habillent de musique : l’effroi, le dépit, la colère froide le disputent ici à la langueur et aux soupirs qui prévalent souvent en Arcadie. Innocente cor mio (Caldara) n’est pas une longue plainte, mais une mise en garde farouche contre les « charmes d’un bien trompeur » qui « s’insinue par une si tendre douceur et qui ne finit jamais qu’en amertume ». La prière de la bergère, qui implore le Sommeil de lui épargner l’image de son Fileno adoré mais inaccessible (Appena chiudo gli occhi, Scarlatti), se fait tour à tour caressante (« Dolce sonno »), puis impérieuse (« Amico sonno »).
Une même intelligence rhétorique caractérise les interventions du Quartetto Vanvitelli, qu’il s’agisse d’accompagner la chanteuse ou de magnifier le dramatisme d’une ouverture (Appena chiudo gli occhi). Certes, le violon est à l’honneur, imitant, chez Scarlatti, l’écho que la caverne donne au chant de l’infortunée pastourelle (l’envoûtante « Povera Clori ») ou, chez Caldara, le zéphyr amoureux « qui joue de façon charmante avec l’oiseau, avec la fleur et le ruisseau ». Cependant, le violoncelle lui vole plus d’une fois la vedette et pas seulement chez le Vénitien, qui en jouait (Vicino a un rivoletto), mais également chez le Napolitain (Dove fuggo ? A che penso ? ).
Est-ce la tessiture, plutôt grave et moins confortable, qui lui entrave les ailes ? Ou nos attentes qui sont excessives ? Vicino a un rivoletto a connu plusieurs gravures qui se sont soldées par autant de déceptions (René Jacobs, Axel Köhler, Jennifer Lane, Luciana Mancini), à l’exception notable de celle de Gérard Lesne. Elle couronnait un album Caldara (Virgin Classics) qui a fait date et nous révélait, par ailleurs, l’extraordinaire et si véhémente Medea in Corinto. Giuseppina Bridelli nous paraît d’abord moins libre et investie que dans les autres pièces, survolant le récitatif liminaire qui manque de relief. L’agilité n’est jamais prise en défaut, mais l’interprète ne s’approprie pas complètement l’esprit, la fantaisie ludique de l’air « Zeffiretto amorosetto ». Elle tente bien de s’envoler lors de la reprise, mais semble marcher sur des œufs et effleure l’aigu comme si elle craignait qu’un éclat trop vif n’alourdisse les fioritures. Fausse bonne idée, à notre estime, la substitution d’un orgue au clavecin dans le lamento « Ahimè, sento il mio core » assombrit d’abord l’atmosphère et brouille la lisibilité du discours soliste (violoncelle et voix). L’instrument se fait ensuite moins envahissant et l’oreille se laisse ravir au gré du Da Capo par l’élégance et le raffinement de l’ornementation.