Précurseur, guide, à la recherche d’un art total, Apollinaire le fut-il pour la musique ? C’est l’objet d’un ouvrage passionnant que signe Alessandro Maras, dans la riche collection des Classiques Garnier. En un peu plus de 200 pages, index et tables comprises, la relation du poète à la musique et aux musiciens, remarquablement documentée, est passée au crible. L’ouvrage s’adresse aussi bien aux passionnés de poésie qu’aux musiciens et aux curieux. La narration suit la chronologie de sa vie, éclaire sa relation à ses contemporains, analyse ses écrits théoriques ou manifestes, scrutant ses évolutions, liées pour part au contexte d’un monde bouleversé par le premier conflit mondial. Force est de reconnaître sa position singulière et son influence, qui dépasse largement les frontières de la poésie et de la peinture pour embrasser tous les arts. De l’Orphisme de 1913, de sa rencontre décisive avec Alberto Saviano, il multiplie les prises de position, avec une forme d’obstination à se singulariser et à intellectualiser en fonction de ses postulats. Le musicien sourira à certaines spéculations ou propositions. Les projets abondent, dont la plupart n’iront pas à leur terme. Encore que la musique acousmatique (développée par le GRM de la Radio, avec Pierre Schaeffer, François Bayle, Bernard Parmeggiani et d’autres) réponde, quelque cinquante ans plus tard à l’un de ses vœux. En 1918, apaisé, enfin reconnu, il rend hommage à Debussy, défend les compositeurs germaniques…
L’auteur accorde une part essentielle de son étude à l’écriture d’Apollinaire qui relève intrinsèquement de la musique, mais que nous passerons sous silence, au profit de ce qui intéressera davantage le musicien et le mélomane.
Toujours il a aimé la musique, malgré l’indifférence affichée. La musique « cultivée, bourgeoise, pompière, académique » est disqualifiée, au profit du caf’ conc’, de la musique populaire de masse. Quatre musiciens marqueront sa jeunesse : William Molard (bien oublié), Satie, Varèse et Stravinsky. Seule la musique de divertissement trouvait grâce à ses oreilles, où le jazz – fraîchement débarqué – et le tango n’ont pas place. Son vœu était d’élever la musique légère au rang de musique d’avant-garde. Ainsi, croise-t-on Alberto Savinio, le premier Edgar Varèse, les bruitistes. Bien avant Cocteau – qui confiera la rédaction du programme de Parade au poète – le cirque, le music-hall sont pour lui des moyens d’atteindre l’œuvre d’art totale, en opposition radicale au wagnérisme.
« Les musiciens se sont bien vengés qui, sur tous les tons, se sont emparés de sa poésie » (Michel Décaudin). Honegger, avant Poulenc, sera le premier : les poèmes d’Apollinaire inspirèrent plus de 120 musiciens, de style, d’époque, de formation différents. Ils nous laissent le corpus le plus varié, qui ne cesse de s’enrichir. Le Bestiaire, l’Adieu, Saltimbanques, le Pont Mirabeau, pour ne citer que les plus célèbres, sont étudiés avec soin. Les cinquante dernières pages sont une mine où l’on découvre nombre de trésors. Bien entendu Francis Poulenc y occupe la plus large place. A ce titre, Les Mamelles de Tirésias, dont la gestation a été précisément décrite auparavant (p.40, puis 112), fait l’objet d’une étude remarquable (pp. 181 sqq).
La musique n’est pas ingrate : les mélodies et les Mamelles de Tirésias ont contribué de façon significative à la diffusion de la poésie d’Apollinaire, malgré son affirmation péremptoire « La musique n’a pas le moindre attrait pour moi et je la tiens en peu d’estime », sur laquelle s’ouvre l’ouvrage.