« [Wagner] est la Grande Circé, qui change les hommes quelquefois en pourceaux, en ânes aussi, et en brebis bêlantes : mais toujours elle les fait rêver » (p.70). Le ton est donné (*). Depuis Stendhal, jusque Pourtalès, en passant par Nietzsche, Herriot et tant d’autres, les biographies de compositeurs abondent, où le talent littéraire et la volonté romanesque ou hagiographique suppléent les carences documentaires et musicales. Tel n’est pas le cas de ce Wagner, qui ressurgit d’un long oubli. Certes, l’auteur ne retient des faits que ce qui peut apporter de l’eau à son moulin, mais il se défend de faire œuvre d’historien.
A côté d’André Gide, de Paul Claudel, André Suarès fut un penseur influent, et Proust, Valéry, Péguy lui sont redevables d’une part de leur génie. Ecrivain, musicographe (**), critique, poète moralisateur, pourquoi reste-t-il si peu lu, si méconnu du grand public ? Féru de grandeur humaine, sorte d’ascète, critique de son siècle et des idées qui le sous-tendent – la démocratie, le progrès scientifique, le romantisme, le féminisme (***) – sa quête vise un art unificateur, héroïque, que les génies modélisent. Dans ce dernier trait, il rejoint Romain Rolland, son ami depuis 1888 (l’Ecole Normale). Leur amour commun de la musique scella une amitié durable. Même s’il n’a certainement pas participé au pèlerinage à Bayreuth, Suarès connait son sujet, qui le fascine. L’écriture fut longuement mûrie jusque 1888 (publication par épisodes) pour une édition définitive, remaniée, enrichie, rendue possible par la générosité de Maurice Pottecher, créateur du Théâtre populaire de Bussang et Michel Bréal, futur beau-père de Rolland. Tombé dans l’oubli, ce Wagner singulier est réédité pour la première fois, par Frédéric Gagneux, auteur d’une thèse « André Suarès et la musique », publiée en 2009 par le même éditeur.
Ni biographie, ni analyse de l’œuvre, c’est un essai esthétique et moral sur la création. Ce pourrait être une entrée privilégiée dans l’univers wagnérien. Si le familier n’apprendra rien sur le compositeur, il sera invité à une réflexion, à une remise en question de tout ce qu’il tenait pour acquis, car Suarès use avec art d’une provocation intellectuelle constante, souvent fructueuse. C’est autant Wagner qui intéressera le lecteur que la vision très personnelle qu’en a Suarès, car l’identification de l’auteur à son sujet est telle que l’on en apprend autant de lui que de son héros. La riche introduction de Philippe Gagneux donne les pistes qui permettront au lecteur de faire son chemin « entre les théories, les œuvres et les éléments biographiques ». Au cœur de l’ouvrage, structuré avec soin, la réflexion artistique sur le drame et la fusion des arts. Le mystère de la puissance créatrice fascine Suarès. C’est aussi une somme, où les figures tutélaires sont convoquées (Beethoven, Mozart), mais aussi Liszt et Louis II comme Michel-Ange…
Les textes sont courts, denses, d’une écriture inimitable. La plume est vive, acérée, parfois acide. Les phrases, concises, incisives, sont souvent proches de l’aphorisme, le style d’une vigueur peu commune. L’art des formules originales, percutantes, s’y déploie avec richesse. On ne sort pas indemne de cette lecture. L’ouvrage vaut particulièrement pour le remarquable appareil critique de Frédéric Gagneux. Notes, textes annexes, la plus pertinente des bibliographies organisées, des index, tout est là. A découvrir !
(*) « le drame de Wagner est un spectacle métaphysique, offert à un public de rêveurs » (p.146).
(**) outre ce Wagner, le musicien retiendra particulièrement trois de ses ouvrages : Debussy (1922), Musique et poésie (1928) et Musiciens (1931). Par ailleurs, des textes publiés dans La Revue Musicale ont été réunis sous le titre Sur la musique (édités en 2013, Actes Sud).
(***) A ce titre, récupéré et cité fréquemment par Eric Zemmour (l’apologie de l’Ordre, entretien onirique de Suarès avec Wagner, p.49, fait froid dans le dos).