Après une dizaine de tragédies lyriques directement tirées de la mythologie classique, de Cadmus et Hermione jusqu’à Phaéton, Lully et Quinault changèrent soudain de source d’inspiration. C’est apparemment à la demande de Louis XIV qu’ils se plongèrent dans les romans ou épopées modernes pour y puiser des sujets sensiblement identiques, où des héros galants ne sortaient guère de leur torpeur que pour tuer un monstre avant de filer le parfait amour avec leur belle. Amadis, Roland et Armide, telle est la trilogie « de cape et d’épée » dont Christophe Rousset nous propose le premier volet, après avoir jadis gravé un Roland également dirigé à la scène. Même si l’on y trouve un des rares airs enregistrés au début du XXe siècle, « Bois épais », gravé par Miguel Villabella dans les années 1930, et la fameuse Chaconne du dernier acte, Amadis s’avère une œuvre d’un intérêt inégal. Le rôle-titre est assez inconsistant, et c’est à la « méchante » Arcabonne que l’on s’intéresse surtout, plutôt qu’aux jalousies assez mesquines des autres protagonistes. Cette magicienne préfigure le conflit qui sera celui d’Armide quelques années plus tard : la haine et l’amour coexistent en son cœur. L’amante de Renaud sera dotée d’un profil psychologique bien plus intéressant, mais Arcabonne en est comme l’esquisse. Autour de cette figure, il ne se passe pas toujours grand-chose : le premier acte est une longue exposition, et les captifs du troisième acte ne sont guère plus vifs après qu’avant leur libération. Le deuxième et le quatrième sont bien plus riches en rebondissements. L’un offre une magnifique scène de sommeil à la Atys, et l’autre multiplie les scènes spectaculaires dont la musique sait se faire l’écho.
Alors bien sûr, Christophe Rousset mène ses Talens Lyriques avec tout l’art qu’on lui connaît : l’orchestre sonne admirablement dans l’ouverture et dans les danses, rutilant comme il le faut dans les airs guerriers. Le chef sait aussi pousser ses chanteurs à jouer le jeu à fond, mais encore faut-il qu’ils aient à exprimer ces passions qui font les bonnes tragédies lyriques. Cela fonctionne admirablement avec la susnommée Arcabonne. Dotée d’une voix suprêmement expressive, Ingrid Perruche est royale dans ce personnage auquel elle confère fureur vengeresse et grandeur méprisante, en tragédienne survoltée : il était temps que cet artiste trouve un rôle à la mesure de son talent. Déjà Amadis en scène en 2010, Cyril Auvity ne saurait avoir ces excès, Amadis étant un héros dégoûté de l’existence (« Puis-je craindre la mort, dans un temps où la vie / N’est plus qu’un supplice pour moi ? »). Le chanteur y retrouve cependant un rôle qu’il connaît bien et un répertoire fait pour lui. En 2010, Edwin Crossley-Mercer était Florestan : quelques années plus tard, le voici promu Arcalaüs, personnage plus intéressant car malfaisant, dont la tessiture l’oblige à explorer avec succès les zones les plus graves de sa voix. Pour Corisande, Olivier Schneebeli avait choisi une mezzo, tout comme pour Arcabonne : Hasnaa Bennani est soprano, mais n’a rien d’une oiselle gazouillante, et comme ses consœurs, elle maîtrise à la perfection un certain art de la diction emprunt de noblesse. Judith van Wanroij appartient à un univers légèrement différent : son français n’est pas en cause, mais elle joue davantage sur la sensualité de l’incarnation, quitte à perdre de vue la noblesse de la ligne, là où les autres dames se situent avant tout sur le plan de la déclamation. Bénédicte Tauran est également une très impérieuse et très majestueuse Urgande.