Lentement mais sûrement, le nom d’Aida Garifullina commence à s’installer dans la conscience des mélomanes francophones : la soprano russe tiendra prochainement le rôle-titre dans Snegourotchka à Bastille, elle a participé l’an dernier aux festivités du 14 juillet. Premier prix du concours Operalia en 2013, elle a rapidement intégré la troupe du Staatsoper de Vienne où elle est Zerlina, Susanna, Adina. Et elle a été sur les écrans Lily Pons dans le film que Stephen Frears a consacré à Florence Foster Jenkins. Peut-être y avait-il donc urgence à ce que cette jeune artiste dispose d’une carte de visite ; toujours est-il que son premier récital pour Decca semble refléter une certaine précipitation dans son élaboration.
De fait, le résultat est composé de bric et de broc, avec un certain manque de sérieux, ou du moins de cohérence, et ce qui aurait pu être un joli disque pâtit de quelques choix malvenus. La rumeur prétendit un moment qu’il s’agirait d’un hommage à Lily Pons : de fait, notre compatriote fut réputée pour sa Lakmé et grava l’hymne au soleil du Coq d’or, mais le lien s’arrête à peu près là. Passé les deux premières plages du disque, le programme est exclusivement slave, mais s’encombre d’airs « traditionnels » affublés d’arrangements instrumentaux abominablement kitschouilles (pauvre Cornelius Meister, obligé de diriger l’Orchestre symphonique de la radio de Vienne dans de telles choses). Est-il donc impossible d’écrire aujourd’hui de manière tonale sans produire la guimauve ruisselante qui plombe Alluki ? L’orchestration de la « Berceuse cosaque » est heureusement plus sobre, mais le programme dégénère quand même un peu en musique d’ambiance pour restaurant russe, avec balalaïka obligée, la voix sonnant alors presque trop « lyrique ». Et par quel tripatouillage hallucinant est-on parvenu à cette version du célébrissime Chant hindou de Sadko, transposition pour soprano d’un air écrit pour ténor, qui s’ouvre ici sur un grotesque coup de gong et se termine par un suraigu ajouté ?
Pour revenir sur le découpage linguistique du disque, disons d’abord que les deux premiers airs sont chantés dans un français assez acceptable – on a connu tellement pire – bien que très perfectible. On y entend surtout une certaine raideur dans l’émission des suraigus, et d’invraisemblables ralentis « à la Olympia » dans l’air des Clochettes, comme si Lakmé avait besoin qu’on manipule régulièrement ses engrenages pour que le mécanisme redémarre… Surtout, on a l’impression que la chanteuse est là en représentation, qu’elle se produit purement pour éblouir la galerie, sans chercher le moins du monde à nous dire quelque chose, alors que même ces airs virtuoses laissent la place à l’émotion.
Par chance, dès que l’on bascule dans le russe, c’est une interprète que l’on entend enfin ! Ce n’est plus le sourire crispé, mais le sens des mots qui passe, à travers une séduction véritable et non plus fabriquée… Aïda Garifullina se révèle superbe princesse de Chemakha pour Rimski-Korsakov, et elle devrait être charmante en « Fleur-de-Neige » à l’Opéra de Paris, mais on aurait pu chercher pour elle d’autres extraits du répertoire russe qui lui auraient permis de mieux montrer plus de facettes de son art. Ce sera pour plus tard, sans doute, quand l’expérience sera venue s’ajouter aux dons de la nature.