Reçu récemment par France Musique, Roberto Alagna déclarait beaucoup aimer travailler avec le metteur en scène Calixto Bieito. On s’en réjouit pour lui comme pour nous, d’autant qu’il devrait retrouver le redoutable espagnol pour La Juive en 2016 à Munich. Hélas, il aime aussi travailler avec ses frères, qui lui concoctent des productions sur mesure, source d’un insondable ennui. Et comme Jojo a eu droit à son DVD à partir du Werther londonien de Benoît Jacquot lors de la reprise parisienne de ce spectacle, Roro a maintenant le sien. Oui, mais ce que commercialise aujourd’hui Deutsche Grammophon, c’est une captation datant de juin 2005 : pourquoi lui a-t-il fallu attendre près de dix ans pour se retrouver dans les bacs des disquaires ? Par ailleurs, c’est un produit bien étrange que l’on découvre, qui prétend offrir davantage que le simple reflet d’une représentation théâtrale, puisque des scènes additionnelles muettes ont été tournées afin d’occuper les moments habituellement donnés à rideau fermé. On ne verra ainsi jamais l’orchestre, ni un public dont on en vient à soupçonner qu’il était absent lors du tournage, favorisant ainsi une prise de vue rapprochée ou acrobatique, avec zooms, gros plans et mouvements de caméra d’un goût douteux qui évoquent certaines captations du Met. Tant est si bien qu’on finit par se demander si l’on n’a pas carrément affaire à un play-back ! La synchronisation est parfaite, mais on se dit que les bouches s’ouvrent moins qu’il ne le faudrait en scène, sans doute afin d’offrir une vision plus aseptisée du monde lyrique, propre à séduire les profanes qui achèteraient ce DVD, attirés par le seul nom de Roberto.
Même s’il y manque celle qui était encore en 2005 Madame Alagna, ce Werther se présente bien comme une affaire de famille. Si un frère de monsieur suffit à la mise en scène, ils se sont mis à deux pour les décors, et il y avait longtemps qu’on n’avait pas vu de tels mastodontes de carton pâte : on se croirait au Staatsoper de Vienne dans les années 1970. Enorme façade de la maison du bailli, avec plantes en pot (pour que Roro puisse chanter « O Nature »), église écrasant la place au deuxième acte, gigantesque manoir de Charlotte au troisième, et surtout bibliothèque pharaonique où Werther meurt longuement. Les costumes renvoient à un XIXe siècle très vague, entre 1810 et 1880. Quant à la mise en scène, David Alagna explique que « l’ambition artistique aspire à véhiculer une certaine modernité émotionnelle, ou narrative, tout en respectant l’esprit premier d’un chef-d’œuvre musical imposant les valeurs de la tradition » : quelle admirable langue de bois, digne de nos meilleurs politiciens ! On a surtout droit à des chanteurs livrés à eux-mêmes, à un festival de bras déployés et de poses convenues, mais après tout, comme le dit lui-même le responsable de la chose : les émotions qu’on tente de nous montrer de façon assez pataude, ce spectacle « permettra au public de les ressentir … ou pas ». La palme de la mauvaise idée revient sans doute à la voiture à cheval qui ramène Charlotte et Werther, avec canasson faisant sonner ses fers par-dessus le Clair de lune composé par Massenet. Et quand le héros se suicide, on croirait la « Confiture » des Frères Jacques : l’hémoglobine, ça dégouline, ça coule, coule sur les mains…
Au chant, on est aussi en famille, puisque Roberto s’est adjoint les services de sa belle-sœur. On n’attendait pas forcément Nathalie Manfrino en Sophie, elle qui ambitionnait en 2012 de servir les héroïnes les plus lourdes de Massenet. En 2005, les problèmes de vibrato n’étaient pas encore aussi préoccupants qu’ils allaient vite le devenir, mais le personnage n’a rien d’une enfant, et l’on ne comprend pas trop pourquoi Sophie est considérée comme telle. Faute d’Angela, Charlotte est ici une Kate Aldrich fort séduisante en scène, trop peut-être, dont le chant paraît un peu trop uniformément couvert et dont le français serait acceptable au milieu d’une distribution internationale, mais qui manque de netteté vu l’entourage réuni pour l’occasion. Léonard Pezzino en Schmidt est très bien, dommage que son Johan italien aboie plus qu’il ne chante. Maintenant qu’Alain Vernhes a pris sa retraite, on entendra peut-être d’autres Baillis, à moins que l’excellent Michel Trempont n’ait également cessé d’exercer depuis 2005. Marc Barrard chante admirablement Albert : pour lui aussi, c’était mieux il y a dix ans. Quant à Roberto, il n’avait pas encore adopté le régime à base de Radamès, d’Enée et d’Otello, la silhouette était plus juvénile et la voix moins éprouvée, ce qui lui permettait d’être un superbe Werther, qu’on aurait simplement aimé voir immortalisé dans un spectacle moins indigent. Et ce n’est pas malheureusement la direction sans relief d’Alain Guingal qui viendra sauver ce navire en perdition.