Les versions du Stabat Mater de Pergolesi se comptent par dizaines et pourtant nous serions bien en peine d’en recommander plus de deux ou trois (Rousset, Alessandrini, Pierlot). Celle qui paraît aujourd’hui ne va pas bouleverser la discographie ; elle ne trompera surtout personne avec ses arguments fallacieux : « Si de nos jours on entend souvent et volontiers le Stabat Mater interprété par des voix de femmes, peut-on lire dans la notice, à l’origine, ce sont les voix pures, éthérées de deux castrats qui exprimaient la douleur galante de la séquence de Pergolesi sur la Passion. » Premièrement, s’il est vrai que plusieurs chanteuses se sont illustrées dans le chef-d’œuvre du Napolitain (Freni et Berganza, Cotrubas et Valentini-Terrani, Anderson et Bartoli ou plus récemment Netrebko et Pizzolato), les gravures foisonnent qui réunissent une équipe mixte, à savoir un contre-ténor (Bowman, Ragin, Lesne, Scholl, Zazzo, Daniels, Blaze, etc.) face à un soprano féminin, René Jacobs et Jochen Kowalski ayant pour leur part choisi un garçon soprano. Ensuite, alors que les castrats soprani étaient volontiers réputés pour la pureté argentine de leur voix, celle des contralti n’était pas céleste mais, au contraire, souvent plus sombre et charnue. Les témoins d’époque admirent la rondeur, la puissance et la profondeur du contralto de Senesino ou encore de celui de Carestini (Burney). Il suffit d’ailleurs d’écouter des garçons qui évoluent dans cette tessiture avant la mue, par exemple Panito Iconomou ou Christian Immler chez Bach et Mozart, pour comprendre que le chant des contraltistes n’avait certainement rien d’éthéré.
En réalité, cette notice joue sur le mythe de l’Ange pour mieux justifier l’option retenue: confier l’ouvrage à deux falsettistes. Le chef escamote ainsi l’opposition de couleurs voulues par Pergolesi, car à l’instar de bien des contre-ténors, Terry Wey, qui tient la partie d’alto, a un organe flûté et des graves confidentiels que tout oppose à la plénitude sonore des castrats. Il peine d’ailleurs à exister surtout dans les duos et s’efface devant son partenaire, Valer Barna-Sabadus, qui constitue la véritable attraction de ce disque. Michael Hofstetter n’est pas le premier à recourir à un sopraniste, mais en matière de plastique vocale, ce Roumain de vingt-six ans éclipse ses concurrents : Oleg Ryabets (MK [Mezhdunarodnaya Kniga]) et Jörg Waschinski (Naxos). La séduction du timbre frappe d’emblée, exceptionnelle dans cette catégorie si particulière où de surcroît des aigus acides écorchent souvent l’oreille. A l’exception du saut de sixte dans « O quam tristis et afflicta » culminant sur un Si 4, en l’occurrence un peu crispé, les siens affichent une insolente facilité. Dommage que notre rossignol s’écoute chanter et fasse du son, une tentation narcissique à laquelle, il est vrai, d’autres ont succombé avant lui.
Les deux solistes se fourvoient également dans des ornements incongrus qui brisent le fragile équilibre sur lequel repose ce Stabat Mater porté aux nues mais aussi fort décrié lors de sa création. Oeuvre sacrée la plus éditée au XVIIIe siècle, abondamment copiée et présente sous forme de manuscrit dans des milliers de bibliothèques, il développe un étonnant chiaroscuro où se mêlent le style galant, avec des sections qui rappellent les intermèdes comiques du compositeur (« Eja Mater », « Quae moerebat et dolebat »), et une gravité doloriste dont peu d’interprètes assument l’intensité (« Stabat Mater », « Qui est homo », « Quando corpus morietur »). Les roucoulades de nos falsettistes relèvent du contresens dans ces numéros sobres et recueillis, mais le mauvais goût n’épargne pas davantage un « Quae moerebat » exagérément trépidant qui vire à la grimace. Oscillant entre le prosaïsme et l’outrance, la direction de Michael Hofstetter manque vraiment de cohérence, une faiblesse heureusement moins criante dans le fougueux Laudate pueri Dominum pour soprano, chœur et orchestre – un complément de programme original, qui nous change du couplage habituel avec un des Salve Regina de Pergolesi. Cette partition richement contrastée où l’exubérant compositeur lyrique s’en donne à cœur joie mais rend aussi un brillant hommage au stile antico nous donne l’occasion de retrouver le beau Valer, dont les douceurs extatiques font leur petit effet (« Gloria Patri »). Avant de se produire à Aix l’année prochaine (Elena de Cavalli), cet artiste prometteur et déjà remarqué ici même pour ses précédents enregistrements sera à l’affiche de l’Artaserse de Vinci, sur scène à Nancy et en tournée pour une version de concert (Vienne, Lausanne, Paris).