Il y a trente ans, Peter Sellars aurait fait fureur avec une telle mise en scène ; aujourd’hui, Robert Carsen se range paresseusement dans le mainstream en transformant Agrippina en un « CNN opera ». Des soldats en treillis et rangers, des hommes politiques en costume-cravate à qui une armée d’assistants vient présenter des documents à parapher, des caméras diffusant sur des écrans ce qui vient de se dérouler sur scène : tout cela fait désormais partie du tristement ordinaire, et les audaces vieilles de trois décennies relèvent plutôt de la solution de facilité. Là où David McVicar avait jadis osé un mélange de symbolisme (escalier menant au trône) et de réalisme, Carsen se contente de superposer aux cercles actuels du pouvoir une référence à la Rome antique revue et corrigée par le fascisme, par le déguisement de Mussolini qu’arbore pour une scène l’empereur Claude, et surtout par le décor massif renvoyant au fameux Palazzo della Civiltà italiana ou « Colisée carré », bâtiment emblématique du quartier E.U.R. construit à Rome en 1937. Des baissers de rideau réguliers permettent de passer du siège du gouvernement aux appartements de Poppée ou à d’autres lieux encore (dont les abords d’une piscine). La mise en scène souligne avec complaisance les moments graveleux – Pallas et Narcisse sont ici deux jeunes loups interchangeables, qui tombent le pantalon presque exactement de la même manière lorsqu’Agrippine fait appel à leurs services – et en rajoute même, comme lorsque Néron déchaîne ses ardeurs au lit non pas sur Poppée mais, par erreur, sur l’empereur Claude. On ne s’élève guère au-dessus de l’humour de sitcom, la seule idée arrivant in extremis, durant le chœur final, quand Néron fait intervenir ses hommes de main, qui trucident Agrippine et Poppée.
En fosse, Thomas Hengelbrock propose une direction sage, parfois un peu raide (dans l’ouverture, par exemple), à cent lieues de ce qu’un René Jacobs pouvait tirer de cette partition du jeune Haendel. Alors que la musique s’autorise tout ce qui ne sera plus possible par la suite – mélange du sérieux et du comique, multiplication des ensembles – l’interprétation semble refuser de prendre le moindre risque, de défendre des options personnelles, d’où un résultat assez tiède pour la prestation du Balthasar Neumann Ensemble.
Quant au plateau vocal, on se demande s’il ne cumule pas les rendez-vous manqués, par la suite d’idées qui auraient pu être bonnes mais se révèlent moins heureuses sur la scène que sur le papier. Pour des raisons de vraisemblance dramatique, sans doute, les trois rôles initialement dévolus à des castrats sont confiés à des voix masculines. Passons très vite sur le Narcisse de Tom Verney, dont on a peine à croire qu’il puisse pour le moment s’élever au-dessus des seconds couteaux : ni force ni couleur, on ne parie pas sur ce contre-ténor-là. Il en va tout autrement de Filippo Mineccia, mais l’Italien, qui s’épanouit particulièrement lorsqu’il a à interpréter un méchant, semble un peu pris au dépourvu dans le rôle du gentil Othon, auquel il peine à conférer un vrai relief. Doté d’un instrument infiniment moins riche, Jake Arditti se rattrape par un jeu scénique déchaîné. Côté voix graves, si Christoph Seidl n’a pratiquement rien en guise d’air à chanter, Damien Pass tire fort bien son épingle du jeu en Pallas, mais l’on est d’abord très surpris par la voix de Mika Kares dont l’entrée dans ce répertoire fait l’effet d’un éléphant dans un magasin de porcelaine : son organe, certes puissant mais épais et peu agile, paraît un peu exotique chez Haendel. Quant aux dames, Danielle de Niese ne retrouve pas en Poppée le piquant irrésistible dont elle avait su parer sa Cléopâtre à Glyndebourne : l’interprète est confinée par la mise en scène à un jeu totalement boulevardier, sans que le charme du timbre soit suffisant pour compenser. Patricia Bardon, enfin, inoubliable Cornelia, semble parfois dépassée par les exigences du rôle-titre, non sur le plan théâtral, où elle prend beaucoup de plaisir à incarner une mère ambitieuse et prête à tout, First Lady en robe léopard ou tailleur Chanel, mais sur le plan musical, où les aigus du personnages la poussent hors de sa zone de confort et où l’on aurait aimé plus de variété dans l’expression strictement vocale des affects du personnage (pourquoi la prestation magistrale d’Anna Caterina Antonacci ne fut-elle pas immortalisée en son temps ?). On comptait déjà au moins quatre versions d’Agrippina en DVD : malgré quelques grands noms à l’affiche, celle-ci laisse encore le champ libre à d’autres à venir, on l’espère.