Fascinée par l’acuité psychologique du portrait que Grimani et Händel brossent d’Agrippine plus que par toute autre héroïne baroque inscrite à son répertoire, Ann Hallenberg a eu l’idée de ce récital thématique en découvrant la partition d’une autre Agrippina, celle de Porpora, son premier opéra, composé en 1708, soit un an avant celui de son futur rival londonien. Sauf que le Napolitain ne met pas en scène la mère de Néron, mais sa propre génitrice, celle que les Romains avaient surnommée Agrippine l’Aînée. Modèle de vertu que tout opposait à sa fille retorse et sans scrupule, elle fut déportée par Tibère à la mort de son époux, Germanicus, et mourut de faim sur l’île de Pandataria, au large de Naples. Sa propre sœur, Vipsania Agrippina, ne connut pas un sort plus enviable. A la mort de leur père, Marcus Agrippa, l’empereur Auguste força Tibère à divorcer de Vipsania et à épouser sa fille, Julia. Vipsania fit une fausse couche et ne survécut que quelques années. Sammartini lui consacra son ultime opus lyrique, Agrippina moglie di Tiberio, créé au Teatro Ducale en 1743. Ainsi, ce ne sont pas moins de trois Agrippine qui figurent à l’affiche de cet album dont, toutefois, Ann Hallenberg apparaît comme la véritable héroïne.
Il faut d’emblée saluer le travail de recherche qui a permis à ce projet de voir le jour et d’offrir à notre curiosité une douzaine de pages non seulement inédites (Graun, Legrenzi, Magni, Mattheson, Orlandini, Peri, Porpora, Sammartini), mais aussi d’excellente facture – ce qui ne fut pas toujours le cas, reconnaissons-le, des nombreux airs « baroques » gravés en première mondiale au fil des récitals qui se sont multipliés ces dernières années. D’aucuns priseront le dialogue raffiné de la voix et du violoncelle obbligato chez Porpora (« Con troppo fiere immagini ») quand d’autres s’enthousiasmeront sans doute davantage pour l’extravagante aria de Mattheson, « Già tutto valore » (Nero, 1723), avec ses rythmes biscornus et sa structure atypique, sans doute la gemme la plus baroque au sens premier du terme d’un programme particulièrement généreux – soixante-quatorze minutes et des poussières sans la moindre plage instrumentale. Dommage pour les admirateurs d’Il Pomo d’Oro et de Riccardo Minasi, qui, à quelques effets percussifs près (archets col legno), réfrènent leur fougue et ne volent pas la vedette à la soliste du jour.
La qualité intrinsèque des extraits a d’autant plus d’importance qu’aucun portrait ne peut émerger de ces fragments isolés, aussi prometteurs soient-ils. De Legrenzi (Germanico sul Reno, 1676) à Sammartini – d’une tempête à l’autre aurions-nous envie d’écrire –, les mouvements vifs et la pyrotechnie dominent, mais l’invention se renouvelle également et la virtuosité sert puissamment l’expression comme dans l’aria di furore d’Orlandini (« Tutta furie e tutta sdegno », Nerone, 1721), où la rage d’Agrippine n’a rien à envier à celle de Bérénice, exhumée par Joyce Di Donato (Drama Queens). La médaille d’or de la vélocité revient toutefois à Graun. Numéro fétiche de Pauline Viardot, découvrons-nous dans la notice érudite qui accompagne le disque, « Mi paventi il figlio indegno » (Nerone, 1721) était aussi joué, à Stockholm, par une horloge musicale, à une vitesse folle et avec une cadence originale que Ann Hallenberg a choisi d’adapter pour l’enregistrement. Nous pensions déjà connaître l’élasticité et l’endurance de son organe, mais cette performance nous dévoile des réserves insoupçonnées et un surcroît de hardiesse proprement jubilatoire.
La supériorité technique d’un chanteur comme, du reste, ses dispositions pour le bel canto s’apprécient pourtant moins à l’aune de vocalises échevelées qu’à travers la pureté de l’intonation, les longues tenues et la maîtrise des nuances dynamiques en particulier dans l’aigu. D’entrée de jeu, le mezzo suédois s’impose par sa remarquable gestion du souffle (« Dati all’armi o spirti fieri » tiré du Nerone fatto Cesare de Perti, 1692), mais aussi par son aptitude à jouer des moirures de son timbre (« Mormorando anch’il ruschello » de Porpora), à varier les éclairages et le dosage de l’émission pour innerver un discours qui, sans cela, pourrait vite tiédir et s’affadir, comme celui du caressant et très galant Adagio de Graun avec ses violons en sourdine « Se la mia vita, o figlio ».
En 2011, pour les micros de CPO, Gotthold Schwarz avait tenté de reconstituer le Germanicus de Telemann (1704), à partir de la quarantaine d’airs qui ont survécu dont une quinzaine en italien, un narrateur et quelques dialogues parlés se substituant aux récitatifs perdus – bricolage un peu bancal pour une découverte passionnante. La trop frêle et précaire Elisabeth Scholl campait alors Agrippine. Ann Hallenberg lui succède et libère le pouvoir émotionnel de « Rimembranza crudel », splendide lamentation qui évoque le meilleur Haendel. Nourrie de l’expérience de la scène, son interprétation de l’Agrippine du Saxon mériterait à elle seule, au risque de nous répéter, une nouvelle intégrale. Qu’attendent les producteurs pour délaisser Giulio Cesare et immortaliser cette rencontre, idoine et hors de prix, entre une interprète et un rôle exceptionnel ? Enjouée, presque mutine (« Ogni vento ») ou, au contraire, tourmentée et menaçante (« Pensieri voi mi tormentate »), « rien ne lui résiste, tout signifie » comme l’écrivait déjà Christophe Rizoud en 2012.