Si le Lohengrin dirigé par Claudio Abbado à Vienne en 1990 a beaucoup à offrir, c’est surtout sur un plan musical. Soigneusement captée (Brian Large est aux manettes), la mise en scène de Wolfgang Weber n’est pas déshonorante, tant s’en faut : au regard des dernières productions bayreuthiennes, elle affiche un classicisme de bon aloi, qui lui vaudra, selon le point de vue, d’être qualifiée de scandaleusement réactionnaire ou, au contraire, de sobre et de bon goût. Aucune trace de Regietheater ici : le premier degré est assumé, costumes et décors revendiquent un médiévisme joliment stylisé, qui n’est pas sans rappeler la fameuse mise en scène de Wieland Wagner. Rien de bien révolutionnaire non plus dans la direction d’acteurs. On colle à la partition, sans génie particulier, il faut bien le dire : quand Lohengrin doit enlacer Elsa, il l’enlace avec conviction, quand Ortrud doit surgir, elle surgit, avec conviction, quand Elsa doit se jeter à terre, elle se jette à terre avec conviction, etc. Cela fait de (très) belles images, mais on aura compris qu’il est vain d’attendre de cette mise en scène qu’elle éclaire l’œuvre d’un jour nouveau ou qu’elle en dévoile des recoins inattendus (sans même parler de relecture). On regrettera au passage que la scène soit plongée en permanence dans une pénombre à la longue pesante.
Pour la musique, en revanche, on a droit à une abondance de lumière.
Dans la fosse, Claudio Abbado fait des miracles. Sa direction vive, cursive, théâtrale, convient merveilleusement à l’œuvre de jeunesse qu’est Lohengrin : rappelons que Wagner l’a composée entre 33 et 35 ans. Un exemple : la transition entre les scènes 2 et 3 du III (lever du jour), trop souvent dirigée comme la chevauchée des Walkyries ou – pire encore – la procession des chevaliers du Graal, est ici fouettée avec une fougue et une ardeur irrésistibles (au passage : quels cuivres !). Il faut dire que dans la fosse, le chef dispose du plus bel orchestre d’opéra du monde : Vienne, à la hauteur de sa réputation. On chavire devant les cordes, aux phrasés miraculeux, enjôleuses et caressantes au III pendant le duo d’amour. La petite harmonie n’est pas en reste, et on sait à quel point elle est sollicitée dans la partition. Tout cela nous vaut bien souvent des couleurs inouïes. Ajoutons que le chœur, d’un fondu remarquable, n’est pas pour rien dans ce succès.
Sur scène aussi, on est à la fête.
De tous les rôles wagnériens, Lohengrin est sans doute celui qui convient le plus à la voix de Placido Domingo : Lohengrin ne passe pas pour rien pour le plus italien des opéras de Wagner (il fut le premier à être créé à la Scala : ce n’est pas un hasard). Certes, la prononciation allemande est – comme toujours avec Domingo – un peu exotique, mais on considérera qu’il s’agit ici d’un pêché véniel, tant le timbre lumineux du célèbre ténor fait ici des merveilles, d’autant que la voix est encore comme inentamée. On se demande à la vérité qui – à part peut être Siegfried Jerusalem – pouvait chanter le rôle de manière aussi convaincante en 1990. On relèvera cependant une fatigue vocale à la fin de la représentation, particulièrement perceptible dans le récit du Graal (les aigus se tendent, et l’on voit apparaître une tendance à accélérer, et à pointer les notes).
Cheryl Studer avait, à l’époque de la représentation, exactement la voix d’Elsa. On sait les ravages spectaculaires et irrémédiables subis à la suite d’une succession de prises de rôles hasardeuses. Rien de cela ici, fort heureusement. On retrouve avec bonheur ce soprano lyrique et charnu, parfaitement conduit sur l’ensemble de la tessiture, qui a fait d’elle, pendant une petite décennie, une des artistes les plus recherchées.
Le rôle d’Ortrud est connu pour être un des plus meurtriers du répertoire wagnérien. On saluera donc comme elle le mérite la prestation de la Croate Dunja Vejzovic : sans être aussi vipérine et insinuante qu’une Astrid Varnay (indépassable dans ce rôle), elle assume crânement la tessiture affreusement tendue avec un aplomb vocal remarquable. Voilà une authentique voix de mezzo, et ce n’est pas peu dire.
Son compagnon d’infortune est campé ici par Hartmut Welker : son Telramund est solide, mais ne parvient pas à convaincre totalement, en raison d’un timbre un peu gris. De même, le Roi Henri de Robert Lloyd, à la voix de basse belle mais paresseuse, passe sans réellement marquer.