Pour son public, l’Opéra royal de Wallonie-Liège aujourd’hui, c’est le bonheur, la magie, l’évasion, l’enchantement et même l’ataraxie, cet état chez les stoïciens d’une âme que rien ne trouble… Le nuage de mots prodigue le dithyrambe en préface de l’ouvrage publié à l’occasion des 200 ans de l’institution lyrique belge. Cent vingt pages richement illustrées au format A4 sur papier glacé, façon magazine de luxe. Ses auteurs, Serge Martin et Frédéric Marchesani, peuvent se prévaloir d’une connaissance confortable de leur sujet acquise sur le terrain. Le second, historien de formation et déjà auteur de plusieurs ouvrages sur l’opéra de Liège, entreprend le récit de deux siècles « d’histoire(s) ». La mention du pluriel entre parenthèses n’est pas anodine. Du 4 novembre 1820, jour de son inauguration, au streaming des Nozze di Figaro en 2020, la vie du Théâtre royal ne fut pas – on s’en doute – un long fleuve tranquille.
Une pièce de circonstance, intitulée Apothéose de Grétry, suivie d’une représentation de Zémire et Azor du même André-Ernest-Modeste Grétry, l’enfant du pays, né en 1741 rue des Récollets, dans le quartier d’Outremeuse, porte le bâtiment sur les fonts baptismaux. La salle précédente installée dans une ancienne halle au blé en 1767 avait entièrement brûlé en janvier 1805.
Des drames en série, des artistes prestigieux – Liszt, la Malibran mais aussi Talma et Mlle Mars – émaillent les premières années. En 1861 l’architecte Julien-Étienne Rémont est chargé d’allonger le bâtiment de plusieurs mètres à l’arrière et sur les côtés. La salle se convertit alors au style Second Empire qui reste le sien. Qui a dit le public wallon imperturbable ? Si au contraire des Bruxellois, La Muette de Portici en 1830 ne provoque pas de réactions patriotiques, les Liégeois, fidèles à leur réputation latine, sont capables de se déchainer lorsque le spectacle ne leur convient pas. Le 12 janvier 1865, à la suite d’une mauvaise représentation de Guillaume Tell, les abonnés font un tel ramdam que la police est forcée d’intervenir.
En 1903, toutes les places disponibles sont enfin numérotées. La même année, deux artistes liégeois, les frères Berchmans, Emile et Oscar, s’emploient, le premier à peindre le plafond de la salle, le second à réaliser le lustre. Ce même Oscar Berchmans sculptera en 1930 le fronton ajouté à la façade pour l’Exposition internationale de Liège.
Au fur et à mesure que l’on approche de la période contemporaine, Frédéric Marchesani resserre son récit. A tout seigneur, tout honneur. Il s’agit de donner à la mandature de Stefano Mazzonis di Pralafera, l’actuel maître des lieux nommé en 2007, la place panégyrique qui lui revient.
Entre 2009 et 2012, des travaux d’importance transforment l’aspect extérieur du théâtre, augmenté en hauteur d’une tour scénique, tandis qu’à l’intérieur, les espaces historiques sont restaurés à l’identique, les équipements techniques modernisés et une nouvelle salle polyvalente aménagée au 9e étage. Son éclat retrouvé, l’opéra rouvre ses portes le 19 septembre 2012 avec Stradella de César Franck, un autre compositeur d’origine liégeoise. Depuis, l’institution sans négliger les possibilités offertes par les nouvelles technologies conserve le grand répertoire pour centre de gravité et veille au respect d’une certaine normalité scénique, à rebours des excès du Regietheater en vigueur dans l’Allemagne voisine.
Serge Martin, l’autre auteur de cet ouvrage commémoratif, prend le relais à travers une interview de Stefano Mazzonis di Pralafera autour de la question : « Que sera l’opéra de demain ? ». Vaste interrogation dont il est difficile d’épouser tous les contours. Si les conséquences de la pandémie de Covid-19, encore difficiles à mesurer, sont rapidement évoquées dans une postface ajoutée – on imagine – à la dernière minute, les sujets des mises en scène contemporaines et de la « cancel culture » actuellement au cœur du débat sociétal, auraient mérité d’être abordés – même si ce n’est pas à Liège, bastion de la tradition où l’opéra est envisagé comme une « thérapie par la beauté », que l’on risque aujourd’hui de modifier la fin de Carmen pour protester contre les violences faites aux femmes.