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Carlo Bergonzi, la mort du commandeur

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Nécrologie
1 août 2014

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Avec les chanteurs, c’est toujours pareil.

De leur vivant, et tant qu’ils chantent, ils voient se construire autour d’eux des réseaux de mots et d’adjectifs qui finissent par les définir irrésistiblement.

Où qu’ils soient, quoi qu’ils chantent, ils paraissent à nos yeux et à nos oreilles habillés de pied en cap de mots colorant la moindre note qu’ils émettent, les inflexions et le style qu’ils choisissent.

Avec un Bergonzi, c’est l’évidence : nous n’étions pas né  que déjà il était le chanteur « verdien par excellence », dépositaire d’une « technique exemplaire », incarnation du « legato absolu », et forcément « fidèle au texte comme on ne l’est plus ». Bref, la première fois qu’on entendit Bergonzi, on savait qu’il était grandissime parmi les grandissimes et on n’eut pas à en douter tant il siégeait au rang des immortels.

Maintenant que l’immortel est mort, il est temps peut-être non de tirer un bilan, ni de retracer son histoire (il y a wikipédia pour ça) mais de se demander franchement ce que Bergonzi pouvait avoir de si spécial pour qu’on l’ait ainsi embaumé ante mortem.

Car après tout, le legato, le souffle, le style, le timbre, la rigueur, n’est-ce pas, il n’est pas le seul à les avoir eus en partage.

Alors je vais vous dire, moi, ce qu’il a eu et que ni Di Stefano, ni Corelli, ni Del Monaco, ni Pavarotti, ni personne (et je ne parle pas des Allemands, parbleu, ni des Français, ça non) n’a eu mais que lui a eu et au plus haut point : l’autorité.

Voilà, quand Bergonzi chante, que l’on aime ou pas, on se dit : c’est ainsi que cela se chante. Les nuances, les couleurs, la ligne de chant. Tout respire la vérité du compositeur. Tout semble avoir été conçu pour qu’un jour un ténor le chante comme Bergonzi. Les autres, que voulez-vous, avec tout leur talent, leur génie, leur tripe et leurs aigus claironnants, les autres ténors, donc, font toujours, à un moment ou un autre, un peu pitié. On sent qu’ils souffrent, qu’ils en font un peu trop, qu’ils cherchent notre regard approbateur. Il y a chez les ténors quelque chose de grands adolescents qui nous touche mais aussi, souvent, nous fait nous sentir supérieurs.

Bergonzi, lui, n’était pas seulement un grand chanteur, c’était le patron. Il entrait sur scène, il chantait et l’audacieux qui s’imaginait pouvoir trouver quoi que ce soit à redire à cette façon de chanter – oui, même « La Donna è mobile » – se serait aussitôt couvert d’un ridicule sinistre et aurait attiré de la part du Maestro Bergonzi le rictus du plus parfait mépris.

En 2000, à l’âge juvénile de 75 ans, le Maestro s’avisa de chanter Otello au Carnegie Hall. Ce qu’il reste sur Youtube de la générale de ce spectacle fait partie des références absolues en matière d’opéra. Par tellement pour un « Esultate » un peu griffé par les ans, mais pour autre chose : la façon dont Bergonzi, une fois son couplet terminé, sort de scène. Il y a dans la démarche absolument résolue de cet homme rond de soixante quinze ans toute la supériorité du monde. On dirait qu’il vient de river son clou à la planète entière. Cet Otello n’était pas pour lui un rôle de plus, c’était l’énorme leçon qu’il voulait donner à tous ces cons (c’est-à-dire nous).

Aussi, de tous les grands ténors visibles et audibles, avec un physique tout de même assez difficile de tonton flingueur qui ne dédaigne pas la polenta au goûter, avec une voix souple et lisse, plutôt claire, Bergonzi m’est toujours apparu comme de loin le plus arrogant, à tous les sens du terme.

Avec sa voix et son physique, Corelli aurait pu être simplement écrasant, dieu foudroyant venu du ciel pour nous faire sentir notre infériorité. Mais non, Corelli était dévasté par ses propres dons et son chant est l’expression de failles douloureuses qui nous entraînent dans leur effusion. Del Monaco a tenté de jouer l’arrogance, il a réussi à figurer parmi les machos latinos les plus aimables du circuit. Le voir sur les images d’archives chanter, calé dans sa bergère Louis XVI, le rôle de Siegmund par-dessus le disque, nous le fait voir tel un grand enfant émerveillé qu’assurément il fut même dans les atours les plus seyants des héros velus qui font les grands soirs lyriques.

Bergonzi, non. Vous ne l’auriez pas vu chanter Siegfried par-dessus le disque. Vous ne l’auriez pas surpris faisant pleurer ses yeux en chantant « Vesti la Giubba ». Bergonzi, c’était le ténor qui plane sur les ondes, se joue des nuées, et conserve en toute circonstance un sérieux marmoréen, comme si sa vie dépendait du si bécarre – ou plus exactement : comme s’il voulait nous faire comprendre que notre vie à nous dépendait du si bécarre que lui, Bergonzi, allait de toute façon nous livrer royalement et sans effort sur un plateau d’argent semé de pétales de roses.

Cette arrogance de Bergonzi, cette façon si assurée et définitive de chanter, cette manière de nous faire comprendre qu’une vérité adamantine sortait de son gosier, et que le Style lui avait été injecté en intraveineuse au berceau, oui tout cela en fit un ténor somme toute fort peu italien. Car le ténor italien au contraire est blessé, paranoïaque, fragile, pathétique. Bergonzi était souverain et docte.

Cela ne vous fait penser à personne ?

Mais si : à Fischer-Dieskau. Ah, ils se sont tellement bien entendus ces deux-là ! Ils en avaient plein la bouche l’un de l’autre. « Monsieur Bergonzi, qui est le meilleur baryton ? – Fischer-Dieskau ! » ; « Monsieur Fischer-Dieskau, qui est le meilleur ténor ? – Carlo Bergonzi ». Et les deux compères (quasiment du même âge) d’enregistrer le Don Carlo de Solti, et Rigoletto, et Macbeth, et bien sûr un très improbable disque de duos que chacun des deux considérait comme son disque le plus réussi !

Lorsque Fischer-Dieskau mourut, on demanda un petit mot à Bergonzi. Réponse : « il aimait beaucoup ce que je faisais ». Et en plus c’était vrai !

Chez ces deux chanteurs, au-delà de tous les dons de timbre et de souffle, on trouve la même assez ostentatoire façon de nous dire : je chante, fiat mundus.

Aussi Bergonzi, outre son disque de duos avec DFD, a-t-il laissé non pas un legs discographie, un exemple, une école, mais à la fois tout ça et bien mieux. Il a laissé une Somme. Ce sont ses enregistrements de tout ce que Verdi a commis comme airs de ténors ou presque. Lorsqu’on est Bergonzi, on n’enregistre pas un récital. On laisse un témoignage. C’est ainsi que fut conçu ce must absolu de la discographie verdienne.

Qu’on ne s’y trompe pas. Bergonzi était un homme simple et sympathique. Mais c’était un homme habité par la certitude de son chant. Et dans cette certitude prenait racine une incommensurable beauté, toute apollinienne. A aucun moment avec Bergonzi on ne se demande si la voix va tenir, si elle va blanchir, se tendre, céder, ou simplement si elle va conserver sa capacité à se colorer. Non : nous suivons aveuglément le sillage de la musique, nous nous coulons dans sa noblesse, sa hauteur de vue, nous nous fions sans crainte à cette mécanique qui nous transporte et nous rassure.

Evidemment, ce chant ne va pas sans quelque chose de démonstratif. Il nous invite non seulement à l’aimer, mais à l’admirer. Non seulement à sentir mais à nous sentir sentir. Bergonzi a toujours mis dans son chant une dimension professorale. Tout air chanté par lui est plus qu’un air : c’est une leçon. Ecoutez ce qu’il dit de cette « leçon » qu’il voulut donner au public de Parme en imposant le si piano du Celeste Aida (c’est sur youtube, dans une interview de 2000). Avec Bergonzi, les mots sont pesés et posés. Les notes sont préparées, ciselées et même apprêtées. Ce chant profondément vécu était aussi profondément pensé.

Il n’est pas impossible que, de son vivant, cette légère raideur doctorale ait pu nuire à sa réputation au profit des approches plus tripales et tripantes de Corelli et consorts. Corelli était un prince triste, Bergonzi, un châtelain altier. C’est bien aussi. Cela fait moins rêver.

Mais maintenant que l’ombre de la mort pèse sur cette carrière et sur ce qu’il nous en reste, il est permis de penser aussi que la méthode, la rigueur, la dureté de diamant, font de Bergonzi une valeur perpétuelle, un impérissable, un peu comme le mètre-étalon du pavillon de Breteuil ou les morceaux de la vraie Croix.

Assurément, Bergonzi n’est pas le Don Juan qui fit saigner nos cœurs. Mais indubitablement il est pour toujours le Commendatore qui rachètera nos errances.

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