On ressort avec des sentiments mêlés de Steve V (King different), « l’opéra multimédia » de Roland Auzet et Fabrice Melquiot donné au Théâtre de la Renaissance à Oullins, dans la très proche banlieue de Lyon. C’est que les passionnantes promesses d’une riche note d’intention et les accents d’une musique aux sonorités recherchées sont en partie étouffées par une réalisation qui peine à convaincre, un livret qui n’évite pas les poncifs et une part très ténue réservée au chant. Si le titre accroche par un jeu de mots qui fait mouche (« King different »), si le parallèle entre la modernisation des armes qui permit à Henri V de vaincre les Français à Azincourt (avec des arcs à longue portée évitant le corps à corps) et la réduction du monde aux dimensions d’un global village grâce aux « nouvelles technologies » est pertinent, le seul véritable point commun qui apparaisse est celui de la solitude du meneur d’hommes. Rien de bien original, hélas, et ce n’est pas ce spectacle qui nous convaincra que Steve Jobs soit, comme l’affirme la note d’intention, le « maître à penser du monde contemporain ». Quant à Henri V, s’il est « l’un des plus beaux caractères du théâtre élisabéthain », on regrette de l’avoir si peu croisé au cours de la soirée. « Deux rois », nous dit-on – mais avec pour tout trône ici celui des toilettes avec paroi de verre translucide, sur laquelle le Cancer (seul rôle chanté du spectacle, par le ténor Michael Slattery, vocalement peu engagé), essuie ses mains sanglantes après les avoir retirées de la cuvette, dans laquelle Steve Jobs (interprété par l’excellent comédien Thibault Vinçon) passe beaucoup de temps à cracher et vomir.
Finalement, et c’est peut-être à porter à son crédit, le spectacle est à l’image des smartphones et autres tablettes du « génial inventeur » : à force de cumuler les boutons, les connexions, les applications et les virtualités, on ne sait plus très bien quel est le sens de toute cette entreprise. On ne saisit pas pourquoi le rappeur Oxmo Puccino, sous-employé ici (dans tous les sens du terme), s’appelle Billy Bud (avec un seul d) et se met soudain à bégayer, dans une allusion à un autre pan (littéraire et opératique) de la culture anglophone. Jobs le licencie mais lui demande aussi de l’accueillir dans ses grands bras consolateurs, tandis que Bud, chargé d’un sac de provisions, parle de sa femme qui l’attend. C’est aussi nébuleux que le « cloud » où Jobs est censé rencontrer Shakespeare – ou Henri V, on ne sait plus trop. À la question de Steve Jobs inquiet de savoir s’il va mourir, Siri (la voix d’Apple) répond que ce sera le cas, comme pour tout le monde, et que, « en attendant », il lui est conseillé de s’éclater. La grande éclate, alors ? Plus modestement, c’est la confusion du monde, avec quelques éclats de Shakespeare, mais aussi de Melville, Britten ou Beckett, laissant aussi deviner les beautés d’une musique originale qui reste à l’état de note(s) d’intention. [Fabrice Malkani]
Steve V (King different). Opéra multimédia. Création mondiale. Conception, musique et mise en scène : Roland Auzet. Texte et dramaturgie : Fabrice Melquiot. Le Cancer : Michael Slattery – Steve : Thibault Vinçon – Billy Bud : Oxmo Puccino. Chanteurs du studio de l’Opéra de Lyon. Musiciens de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, direction Philippe Forget.
Oullins, Théâtre de la Renaissance, du 14 au 18 mars 2014.