Il suffisait de réunir deux des plus grandes stars actuelles qui n’avaient plus chanté un opéra ensemble depuis une dizaine d’années et de leur associer l’un des meilleurs barytons-Verdi du moment pour mettre la Lyricosphère en émoi. C’est ce qu’a fait le Royal Opera House de Londres en mettant à l’affiche La Force du destin de Verdi avec Anna Netrebko, Jonas Kaufmann et Ludovic Tézier dans une mise en scène de Christophe Loy coproduite avec le Dutch National Opera. Au lendemain de la première du 24 mars, la critique dans son ensemble a salué l’événement, notre confrère Jean-Michel Pennetier a même intitulé son article « Le retour de l’âge d’or ». Si tant est qu’il y en eut un, alors il concerne uniquement les voix car il y aurait beaucoup à redire en revanche sur la production et tout d’abord sur l’utilisation d’un décor unique pour tout l’opéra. Au cours de l’entracte, le décorateur Christian Schmidt justifie cette idée en expliquant que Leonora est marquée à tout jamais par le meurtre accidentel de son père, voilà pourquoi l’on retrouve le salon du premier acte de scène en scène, légèrement modifié selon le lieu de l’action. Par exemple, lorsque Leonora arrive devant le couvent de Padre Guardiano la fenêtre est remplacée par une arcade qui abrite un Christ. De plus, à plusieurs reprises nous aurons droit à une projection de la scène du meurtre sur le mur du fond. Au troisième acte, les cloisons disparaissent pour laisser place à un champ de bataille couvert de brumes, aux teintes grisâtres qui créent une atmosphère lugubre. Le reste du temps l’action se situe donc dans une pièce confinée avec au centre une grande table sur laquelle est posée une statue de la Vierge qui semble fasciner Leonora. L’impression d’enfermement est accentuée sur grand écran et nuit à la vraisemblance théâtrale. Comment ne pas avoir le fou-rire lorsque Leonora que son frère vient de tuer s’allonge sur la table en face de laquelle Alvaro est tranquillement assis ?
Heureusement la distribution est d’un tel niveau qu’elle parvient presque à nous faire oublier les invraisemblances de la production. Si dans le rôle épisodique de Curra, Roberta Alexander est à bout de voix, Robert Lloyd a encore suffisamment de beaux restes pour rendre son Marquis de Calatrava crédible. Carlo Bossi campe un Trabucco désopilant et bien chantant tandis qu’Alessandro Corbelli incarne un Fra Melitone haut en couleur dont les facéties réjouissent le public. Ferruccio Furlanetto affiche une voix homogène aux graves profonds, son Padre Guardiano sobre et bienveillant impose le respect. Veronica Simeoni est une mezzo-soprano au timbre clair et aux aigus faciles. Si son registre grave est quelque peu confidentiel, elle tire son épingle du jeu grâce à son abattage et son aisance scénique. Sa Preziosilla offre plusieurs facettes. Au deuxième acte sa façon de virevolter dans la taverne et son allure androgyne, cheveux courts, veste et pantalon fuchsia, évoquent le personnage d’Oscar dans Le Bal Masqué. Au début du trois, elle campe une prostituée dont Alvaro s’offre les services avant d’arborer, pour chanter « Rataplan », une tenue orientale des plus suggestives. Pour les trois personnages principaux notre opinion est pleinement conforme à celle de notre confrère Jean-Michel Pennetier. Ludovic Tézier montre une fois de plus qu’il est le grand baryton-Verdi du moment. Son Don Carlo opiniâtre et buté est saisissant tant sur le plan scénique que vocal. Son air « Urna fatale » est un modèle de legato, de plus son timbre se marie fort bien avec celui de Jonas Kaufmann dans leurs duos d’anthologie. Le ténor allemand n’est pas en reste. Si la voix a paru légèrement blanche au premier acte, il n’en a pas moins offert une prestation de haut vol culminant dans un air du trois au style irréprochable chanté avec presque trop d’élégance et de raffinement pour un guerrier. Anna Netrebko enfin effectue une prise de rôle absolument magistrale. On ne sait qu’admirer le plus, les moirures de son timbre chatoyant, l’insolence et la rondeur de ses aigus puissants qui font merveille dans l’air « son giunta » où l’on devine qu’elle couvre sans problème la masse orchestrale, la luminosité de ses piani notamment dans une « Vergine degli angeli » miraculeuse ou l’émotion qui émane de son chant dans son admirable « Pace, pace ».
La direction d’Antonio Pappano alterne des moments d’une grande poésie – le prélude du trois – avec des passages enlevés – la scène de la soupe – ou des scènes d’une belle intensité dramatique – le dernier duo ténor / baryton – mais le chef se complait parfois dans une certaine lenteur qui confine à la monotonie.
Le 30 avril peochain, le Royal Opera House retransmettra dans les cinémas Faust avec Michael Fabiano, Diana Damrau et Erwin Schrott sous la direction de Dan Ettinger.