Quand on lui posa la question de savoir ce qui était indispensable pour chanter le rôle marathon d’Isolde, Birgit Nilsson répondit avec un bon sens certain : « une bonne paire de chaussures, elle est toujours en scène ! ». Une repartie à l’humour presque aussi acéré que son fameux registre vocal supérieur, bien plus signifiante qu’il n’y paraît, tant elle cristallise les facettes professionnelles et personnelles de la soprano suédoise. Toutes les sources qui ont narré son parcours, elle-même au premier chef dans ses mémoires, décrivent avec gourmandise ces scènes où la légèreté et la bonhomie embellissent ou dédramatisent le récit d’une « success story » presque trop évidente quand on regarde cette vie et cette carrière a posteriori.
Bottes de sept lieues
Les paires de chaussures, quand on est une jeune fille née (le 17 mai 1918) et élevée en milieu rural (au nord de Malmö) dans la Suède des années 1920, ce sont d’abord les parents qui les achètent. Justina Paulsson, chanteuse amateur chevronnée et mère de Märta Birgit Svensson, lui choisit un modèle de souliers que Mercure n’aurait pas refusé, de ceux avec lesquels on va vite et loin. Voici donc Märta, 3 ans, s’exerçant sur un petit piano à une octave et découvrant les bases de la musique et la mélodie. « Je chantais avant de marcher, je rêvais que je chantais » plaisantait-t-elle quand elle se remémorait son enfance. L’héritage, le capital familial et la génétique, Birgit Nilsson les met en avant car sa formation initiale s’avère pourtant quasi contre-productive. Repérée dans le chœur de l’Eglise de son village Västra Karup, elle prépare l’entrée à l’Académie Royale de Stockholm où elle est reçue première en 1941 devant quarante-sept autres concurrents. Elle se voit au passage décerner la bourse d’étude Christina Nilsson, soprano célébrée alors, et en fera son nom de scène. Märta Svensson peut commencer sa mue en Birgit Nilsson. C’est donc à Stockholm que Birgit suit l’enseignement de Joseph Hislop et Arne Sunnegardh. Deux professeurs pour qui la soprano a ce commentaire peu amène : « le premier me tua presque et le second était presque aussi mauvais ». Une condamnation a posteriori sans appel qui permet à Birgit de mettre en avant le caractère autodidacte de son talent et une part d’inné. Sont-ce ses origines suédoises ou bien son adolescence à ramasser des pommes de terre qui renforcèrent sa constitution physique, cette volumineuse cage thoracique ? Ou est-ce la forme de son visage, large, rehaussé de fortes pommettes, qui allait offrir des chambres de résonnances à nulle autre pareille jusqu’à ce jour ? Qu’importe, Birgit Nilsson ne veut d’autre enseignement que celui de l’expérience : « le meilleur professeur c’est la scène. Vous y entrez et vous devez apprendre à y projeter ». Dès 1946, elle fait ses débuts à l’Opéra Royal de Stockholm.
Un parcours de santé ?
Un potentiel hors norme, du talent à revendre et des promesses… il ne manque à ce récit que l’échec initial. Contrat rempli dès ces débuts suédois. Appelée pour remplacer la titulaire d’Agathe dans le Freischütz, Birgit Nilsson ne dispose que de trois jours pour se préparer. Le chef Leo Blech la critique vertement. Le coup est dur pour la jeune soprano qui évoque des idées suicidaires dans son autobiographie. Fritz Buch sera la rencontre décisive dès l’année suivante. Sa Lady Macbeth sous le bâton du chef allemand lui ouvre les portes et lance une carrière qui n’attendait que cela. Prudente et méthodique, elle garde Stockholm et la Suède comme base arrière jusqu’au début des années 1950 pour étoffer et solidifier son répertoire. Les rôles choisis brassent large (voir ici) et certains ne reverront plus les feux de la rampe, au grand dam de l’intéressée qui regrettera que jamais on ne lui ait jamais proposé de reprendre la Maréchale. Entre 1951 et 1954, la jeune soprano dramatique s’imposera comme La Nilsson. Elettra (Idomeneo) à Glyndebourne en 1951 met la puce à l’oreille du monde lyrique de l’époque. Ses débuts à Vienne en 1953 – opéra où elle chantera le plus malgré la faiblesse des cachets, comme elle s’en plaindra, amusée, à Karajan – poursuivent avant qu’elle ne porte l’estocade fatale en 1954 : débuts scéniques à Bayreuth en Elsa (et aussi en Ortlinde) et un Ring complet au festival d’été de Munich. En 1956, elle pose le premier jalon de sa carrière outre-atlantique à San Francisco (Brünnhilde). En 1958, elle conquiert les deux Everest de l’époque : la Scala avec Turandot pour l’ouverture de la 180e saison milanaise et le Metropolitan Opera dans le même rôle. Le Met et son Directeur d’alors, Rudolph Bing, se l’attachent de manière indéfectible, l’argent aidant (« il suffit d’y mettre suffisament de dollars et un son magnifique en sort » explique-t-il, narquois) – sauf lorsque l’administration fiscale américaine s’en mêle dans les années 70. En 1959, l’Isolde qu’elle chante à New York fait la couverture des magazines, « nouvelle étoile au firmament du Met » (New York Times). Star absolue jusqu’à figurer sur les timbres de sa Suède natale, Birgit Nilsson déchaîne les passions, comme pour un touchdown dans un stade de football, écrit le même quotidien américain à l’époque, tant l’accueil qui lui est réservé aux saluts du premier acte est inoui. Des passions qui vont jusqu’à l’obsession pour Nell Theobald, vedette de TV américaine qui la poursuit de ses attentions sept années durant avant de se suicider. Les années 50 et 60 sont celles de l’âge d’or, partagées entre Bayreuth et les Etats-Unis, ou encore en studio à graver une somme fantastique dans le répertoire dramatique. Strauss et Wagner servent d’étendards à une collection de rôles et de compositeurs où elle imprime à chaque fois sa marque. Dans les années soixante-dix, pourtant âgée de plus de 50 ans, elle finit d’entrer dans la légende. En France notamment où Orange résonne encore d’un Tristan und Isolde miraculeux en 1973 aux cotés de Jon Vickers et de Böhm ; puis les deux années suivantes au Palais Garnier pour deux séries d’Elektra phénoménales autour de distributions inégalées (Rysanek, Ludwig puis Astrid Varnay la deuxième année). Quelques rôles majeurs parachèvent sa carrière, tel celui de la Teinturière où son métier fait miracle pour humaniser un instrument dont les ans aggravent le mordant. Birgit Nilsson d’ailleurs n’aime guère ces enregistrements tardifs, justement parce qu’ils ont tendance à métalliser cette couleur d’airain, ces épieux aiguisés en guise d’aigu. Surtout ils ne rendent pas justice à l’impact physique que cette voix, tsunami vocal, provoquait chez son auditeur et aux modulations que la géniale soprano dramatique savait lui imposer. Ces quarante années de carrière s’achèvent dans les années 1980, consacrées à des master class et à quelques engagements jusqu’à une brève apparition pour le gala des 25 ans de règne de James Levine au Met (1996) où elle possède encore la ressource pour le saluer de quelque « Hojotoho » bien envoyés.
Les escarpins de la femme d’affaire
« Depuis que j’ai quitté la Suède cette année […] je me suis produite dans les théâtres les plus importants de l’Est et l’Ouest, j’ai vécu dans 18 hôtels différents, dormi 5 nuits dans un avion, chanté sur 14 scènes différentes pour un total de 67 000 spectateurs » écrit-elle en retour de tournée. Märta sait bien ce qu’elle veut et comment l’obtenir. Si elle possède la bonne paire de chaussures de trekking pour parcourir le monde à un rythme si effréné, elle prend néanmoins le temps de gérer sa carrière. Pas d’intermédiaire ou d’agent, elle revêt les escarpins de la femme d’affaire. Elle négocie elle-même et sait jouer de l’attrait que son nom procure. On la dit aussi dure en affaires que drôle, ce que vient confirmer sa fameuse réplique « Isolde m’a rendue célèbre, Turandot m’a rendue riche ». Cette assurance et ce naturel lui serviront toute sa carrière, notamment pour tenir tête aux plus grands chefs, bien plus divo que la plus grande des wagnériennes depuis Kirsten Flagstad. Cela nous vaut son pesant d’anecdotes toutes plus croquignolesques les unes que les autres : la Nilsson, lassée du tempo lent de Böhm, qui ralentit encore plus pour se venger ; la Nilsson qui ferraille avec Karajan mais se dit ravie de partager comme unique point commun avec le maestro allemand d’avoir le porte-monnaie près du cœur ; la Nilsson qui déclare Rudolph Bing comme personne à charge dans sa déclaration fiscale, etc. etc.
Qui pour se glisser dans ses souliers dorés ?
Décédée le jour de noël 2005, Birgit Nilsson lègue, outre une discographie prodigieuse, une Fondation à son nom qui décerne un prix tous les deux ou trois ans à des musiciens hors-pair. Plácido Domingo, Riccardo Muti, le Philharmonique de Vienne et cette année Nina Stemme ont reçu le million de dollars octroyé avec le trophée. On a souvent comparé la soprano suédoise à son ainée, comme on avait comparé la Nilsson à Kirsten Flagstad. Pourtant la première et la dernière ont bien plus en commun que Birgit Nilsson, cas à part et force de la nature. Depuis son règne, tous les grands sopranos dramatiques se sont écartés de ce chant musclé et triomphateur pour étoffer le portrait psychologique, les couleurs de ces personnages féminins. Heureusement que les goûts évoluent dans le temps car celui des voix herculéennes serait bien peu satisfait. Rares en effet sont celles qui ont cherché à battre ses records, encore plus rares celles qui pouvaient y prétendre. En Elektra, Christine Goerke vient chatouiller sa mémoire avec des aigus dardés et interminables, comme aux Proms en 2014, mais ne possède pas encore toute la stabilité et l’assurance de la Suédoise. Nina Stemme, dans les discussions que nous avions eues lors de l’interview qu’elle nous accorda en 2015, rejetait la filiation, moins pour une question de similitudes vocales que pour une question de choix de vie, choix qu’il est désormais très rare de rencontrer. Mariée dès 1948 à un vétérinaire, le couple n’aura jamais d’enfant et Birgit Nilsson se consacrera nuit et jour, année après année, à chanter : « quand vous réussissez à 100% un soir et qu’une marée d’applaudissements et de bravos vient vous renverser… pour un artiste, c’est une expérience incomparable à aucune autre dans le monde ».