Originaire du Gers, fidèle à ses racines et à ses cultures, Aurore Tillac n’en est pas moins une artiste qui aime la diversité. Cheffe d’orchestre mais aussi cheffe de chœur, tant d’ensembles amateurs, que du prestigieux Chœur de l’Armée Française au sein de la Garde Républicaine, elle construit pas à pas son parcours, avec l’opiniâtreté et la patience de l’artisan qui ne cesse de remettre sans cesse son ouvrage sur le métier. Défendant la culture transversale et alternative, elle est aussi très attachée aux chœurs à la française, pour elle, une culture et un état d’esprit.
En tant qu’instrumentiste, cheffe de chœur et cheffe d’orchestre, parlez-nous de votre parcours pluriel ?
Je suis en effet tout le contraire d’une artiste au parcours tracé, balisé car j’ai vraiment grandi musicalement en me nourrissant de tout ce qui pouvait m’influencer. De mon terroir du Gers, et ses chansons traditionnelles, il m’est resté un goût pour les musiques alternatives, et les cultures parallèles. Puis, quand je suis arrivée à Paris, j’ai pratiqué le chant Grégorien pour lequel j’ai eu un vrai coup de foudre, et de là s’en sont suivies des rencontres notamment avec l’Ensemble Dialogos dédié à la musique médiévale et Katarina Livljanić à qui je dois énormément car cela fait déjà plus de vingt ans que nous travaillons ensemble et ce, avant même d’embrasser la voie de chef de chœur et de chef d’orchestre. Ce parcours transversal s’est fait sur le tas, au fil de mes rencontres, et essentiellement hors institution, ce qui est paradoxal vu ma situation actuelle de Cheffe du Chœur de l’Armée Française de la Garde Républicaine, l’une des plus belles et prestigieuses institutions de France, mais là encore, ce fût les circonstances qui m’ont amenée sur ce chemin. Ce que je connaissais jusqu’alors de la Garde Républicaine, c’est ce qu’en connaissent les Français à savoir les cavaliers en uniforme qui escortent le Président de la République. Je ne connaissais que la dimension militaire, et j’ai découvert la dimension musicale de l’institution lors d’une audition pour un ensemble vocale que je dirigeais, audition à laquelle certains chanteurs du chœur de l’Armée Française se sont présentés. J’ai pu alors apprécier le degré de professionnalisme de ces chanteurs et je me suis dit que j’aimerais bien travailler un jour avec cette typologie de voix. Et il se trouve que peu de temps après, à la sortie d’un de mes cours au Conservatoire d’Argenteuil, je vais prendre un verre chez mon ami Vincent Rigot qui m’informe que la Garde recrute un chef adjoint. Heureuse coïncidence après cette audition et l’envie que cela m’avait inspiré de travailler avec ces chanteurs ! Je me suis donc présentée au concours, encouragée par mon ami, et qu’à mon grand bonheur, j’ai réussi grâce à bonne préparation. Tout s’est ainsi fait au fil des circonstances. L’opportunité s’est offerte à moi au gré d’un merveilleux hasard un peu comme si elle m’était destinée.
Comment vous définiriez-vous aujourd’hui en tant qu’artiste ?
En fait, je me suis toujours considérée comme un artisan qui s’est construit, comme je vous l’ai dit, pas à pas. Mon parcours est plus artisanal qu’institutionnel. Je suis une intuitive qui suit ses envies du moment. Je suis là où le vent m’amène, au gré de mes observations je n’obéis pas à un plan de carrière, je réagis au fil des circonstances, et suis attentive aux opportunités que m’offre la vie. Quand je parle d’artisanat c’est un temps à faire et à construire, qui n’est pas toujours compatible avec le contexte actuel de notre société et des réseaux sociaux, où tout doit aller vite, ou l’on doit continuellement « se montrer » et « faire savoir », avant même que l’on n’ait encore fait quoi que ce soit, avant que le travail ne soit achevé. La dimension instantanée est primordiale sur les réseaux sociaux qui ne sont pas, en outre, un lieu d’échange, de débat, mais un lieu de confrontation. C’est aussi une tribune de mise en scène de soi. L’artisan de la musique et du chant, qui construit dans son atelier, en arrière-boutique, s’accommode mal du fait de se mettre en lumière, à tout bout de champ, avant qu’il n’ait terminé son ouvrage. Et pour moi, ce n’est pas très confortable. Je préfère que l’on vienne me voir travailler en répétitions et que l’on diffuse ce travail sur un média quel qu’il soit (ce sera d’ailleurs l’objet d’un documentaire télé réalisé par Pascale Clavel, montrer ce qui ne se voit pas), que de me mettre moi-même en scène. Il y a le savoir-faire et le faire-savoir et le second n’était pas jusqu’alors une priorité pour moi. J’avais continuellement des questionnements sur l’intérêt qu’il y avait à publier ce que je fais, et si c’était suffisamment bon pour que ce soit partagé. J’ai besoin de me dire que si je publie quelque chose, c’est que c’est légitime, et pour moi, cela correspond à un travail quasiment fini. Mais étant de plus en plus impliquée dans des projets de qualité, comme La Fille du Régiment au Théâtre des Champs Elysées avec Hervé Niquet, je dois m’adapter et apprendre à communiquer sur ce que je fais. Mais cela prend du temps et requiert de l’attention pour trouver le bon dosage de l’information utile, sans tomber dans le travers du gloussement narcissique. Il faut à mon sens trouver le bon positionnement entre le savoir-faire, le faire-savoir et le savoir-être, à savoir se faire remarquer sans se mettre en scène, et ce n’est pas simple dans un monde qui incite aux excès et à l’emphase et qui véhicule faussement un sentiment de facilité du travail accompli alors qu’il y a un long chemin de maturation avant d’y parvenir. Je pense aussi que l’humilité et la culture du retrait sont aussi des vertus à cultiver et qui peuvent nous faire voir et utiliser les réseaux sociaux autrement.
En quoi le fait d’être une artiste plurielle vous distingue et vous inspire dans un monde où la diversité et la transversalité n’est pas toujours comprise ?
J’ai toujours voulu à travers cette diversité stylistique, faire le lien entre amateurs et professionnels, ce que l’on m’a parfois reproché. Et quand on est un faiseur, et non un narrateur de sa vie, on va chercher les talents sur toutes les rives où il se trouve. J’ai toujours eu autant de plaisir à travailler avec les amateurs que les professionnels, d’où qu’ils viennent. Et je continue à le faire avec mon dernier ensemble Vox Singularis, que je viens de créer et qui sera dédié à la comédie musicale au jazz aux musiques alternatives a cappella. Les inscriptions aux auditions ont été nombreuses, et pas seulement des amateurs, mais aussi des pros qui sont désireux de participer à des projets transversaux. Aller vers la diversité, vous aide à rester humble. Et c’est sans doute ce qui rend mon travail avec le chœur de l’armée française aussi agréable. Quelle chance d’avoir ici des chanteurs de haut niveau capables d’aborder une pluralité de répertoires.
Justement, qu’est-ce qui vous a motivée à devenir et à demeurer depuis 18 ans la Cheffe du chœur de l’Armée Française?
Pour moi la fascination que j’ai toujours eue d’entendre sonner des voix françaises, et à cet égard ce chœur d’hommes a une identité vocale forte. J’avais déjà été fascinée par l’Ensemble vocal Michel Piquemal qui sonnait de manière magistrale et dans ce chœur il y avait des chanteurs du Chœur de l’armée française. C’est pourquoi j’aime aussi travailler en France, pour porter haut cette identité-là, qui est unique. Et un chœur d’hommes me rappelait mes racines dans les Pyrénées, la Bigorre, le Béarn, le Pays Basque, cette culture était la mienne. Quand j’ai réussi le concours de chef adjoint, j’ai été heurtée par les idées reçues, les formules à l’emporte-pièce de certains médias sur le chœur : en gros « Les militaires qui chantent fort » et sur moi-même : « alors ça fait quoi pour une femme de diriger des hommes ». Pendant vingt ans on m’a définie à travers ce prisme, et vous êtes d’ailleurs la première à ne pas me poser la question. Ce sont ces deux erreurs de discernement qui ont ensuite construit tout mon travail avec le chœur, et j’ai pris le contre-pied des idées reçues. Le Chœur a alors pris le virage artistique où il pouvait se démarquer autrement que par le chœur d’opéra et le renfort de chœur dans les Maisons d’opéra. Maintenant on peut faire du Barbershop, de la musique ancienne, de la musique contemporaine, de Pérotin à Billy Joel, à 4, 16, 20, ou 40 chanteurs, a cappella, avec piano, avec ensemble instrumental, avec de grands orchestres. Le Chœur a un tel potentiel, qu’il est lui aussi pluriel. Et avec mon employeur institutionnel, j’ai un rapport de totale confiance sur les choix artistiques, sur les programmes, sur les protocoles. Mon grand bonheur est que je peux être dans la plus grande diversité du monde à la Garde Républicaine. Je dispose ici d’un espace de liberté rare avec des artistes de haut niveau dévoués à leur art et ouverts à d’autres formes stylistiques au-delà de la tradition des grands vibratos et du son coûte que coûte. L’Ensemble a évolué et nous continuons à explorer d’autres répertoires. Nous avons un beau programme à venir : les 3 et 5 avril, avec La fille du Régiment, en version concertante, dirigée par Hervé Niquet au Théâtre des Champs Elysées et le 13 mai, avec un époustouflant voyage visuel et musical, aux confins de l’Univers : « Hubble vers l’infini », sous la direction Lucie Legay, un projet qui me tient à cœur avec une cheffe d’orchestre que j’admire beaucoup. Et il y aura également un rendez-vous unique avec les trois concerts de Gala de la Garde Républicaine en juin sous ma direction (orchestre et chœur) et dans la plus grande transversalité. A cette occasion, seront fêtés les quarante ans du chœur de l’Armée Française dans un programme dédié uniquement à la chanson avec toutes les formules possibles : big band symphonique, orchestre d’harmonie, fanfare, musique à cappella. Je suis honorée et fière de pouvoir diriger l’orchestre de Garde Républicaine. J’ai l’immense chance d’avoir ici deux chefs d’orchestre, le Colonel François Boulanger (chef titulaire) et le Colonel Sébastien Billard (chef adjoint) qui me laissent le pupitre régulièrement. Une activité de chef d’orchestre avec la Garde qui vient en alternance avec mon expérience de cheffe associée des Voix concertantes qui est encore une autre aventure musicale de troupe d’opéra permettant un travail orchestral de proximité avec les chanteurs, la petite formation partageant la scène avec eux.
Comment s’est noué le projet de La Fille du Régiment au Théâtre des Champs Elysées sous la direction d’Hervé Niquet ?
Hervé a déjà travaillé avec le Chœur de l’Armée française sur un projet autour des compositeurs du 19e siècle et autour de La Marseillaise à l’Opéra Royal de Versailles. Dès notre première rencontre pour parler de ce projet, j’ai trouvé le personnage truculent avec beaucoup d’esprit, de générosité, de caractère, et avec beaucoup d’amour du travail. Et cela s’accorde parfaitement avec mon côté artisan de la musique. Il est l’archétype du professionnel de haut niveau pour qui l’image et ce que l’on pense importe peu. Ce qu’il veut, c’est obtenir ce qu’il demande musicalement. Tout ceci nous a d’emblée rapprochés et tout a tout suite bien fonctionné entre nous. Et grâce également à Janine Roze qui produit La Fille du régiment qui nous avait déjà fait venir au TCE pour divers autres spectacles, comme Pierre et le loup, Roméo et Juliette, je me suis retrouvée impliquée avec le Chœur dans cette version concertante de La Fille du Régiment. C’est un immense bonheur de travailler avec Hervé car c’est une vraie collaboration. On a des discussions de fond sur l’œuvre, sur l’approche, sur ce que l’on veut en montrer à travers cette version concertante. Le rythme, la mécanique théâtrale de l’opéra est au cœur de nos échanges et cela laisse présager de belles choses.
Après une telle expérience, quels horizons souhaiterez-vous embrasser désormais ?
J’aimerais beaucoup pouvoir diriger un jour un grand chœur symphonique, en France, si possible, dans un cadre institutionnel, car comme je vous l’ai dit, je suis très attachée aux chœurs à la française. Le chœur français est un état d’esprit, c’est une identité et une sensibilité vocale particulière, c’est toute une culture qu’il faut maîtriser. Et plus encore, avec les chœurs amateurs qui ont besoin de la présence dédiée et permanente d’un chef qui connaisse chacun des chanteurs, qui sache gérer ses effectifs, asseoir la notoriété en France de l’Ensemble et se donner le temps pour le faire, avant de voir au-delà de nos frontières. J’ai la chance d’avoir cette culture, ainsi que la connaissance du cadre institutionnel et d’avoir travaillé à la fois avec des professionnels et d’amateurs de haut niveau.
Quelle empreinte souhaiteriez-vous laisser en tant qu’artiste ?
Que le travail, le soin, et l’humilité demeurent encore des valeurs importantes. Pour moi, la réussite d’un spectacle c’est aussi le backstage et les techniciens. Si on commence à perdre la relation simple, le socle de notre métier, on se déconnecte en tant qu’artiste. Pratiquer un art c’est rester connecté à ses valeurs et ses racines. L’art est un continuel retour aux sources. Avec le Chœur de l’Armée, il y a ce retour à la terre très puissant, qui fait qu’on ne se perd pas, qu’on garde le cap. On reste acteur de nos traditions. Et j’aimerais que l’on dise de moi, en tant qu’artisan de la musique, que j’ai fait de mon mieux pour faire le lien entre la terre et les étoiles.
(Propos recueillis le 12 février 2023)