Quelques jours après sa prestation remarquée à l’Opéra de Berlin dans Mitridate de Mozart, nous avons le bonheur d’échanger avec Ana Maria Labin. Soprano lyrique aux coloratures étincelantes, la cantatrice est aujourd’hui demandée par les plus grands chefs dans le répertoire baroque et classique.
À compter du 15 janvier prochain, elle incarnera la Contessa des Noces de Figaro ainsi que Fiordiligi de Cosi fan tutte, à l’occasion de la reprise à l’Opéra Royal de Versailles de la trilogie Da Ponte, dans une mise en scène d’Ivan Alexandre et sous la direction de Marc Minkowski. L’occasion de faire le point sur une carrière déjà bien remplie, et d’envisager l’avenir.
Quand avez-vous choisi d’étudier le chant ?
Je me suis toujours intéressée à la musique : enfant, je jouais du piano et j’adorais la scène. À mes 18 ans, j’ai eu un déclic en voyant le film Farinelli. Je suis tombée amoureuse de l’ambiance, de la musique, des coloratures, cela a été un véritable coup de foudre. Je me suis alors dit : « voilà ce que je veux faire ». J’ai commencé à prendre des cours de chant, et tout s’est enchaîné de façon très naturelle, jusqu’à mon entrée au Conservatoire de Zurich.
Le baroque a donc été l’élément déclencheur ?
Oui, absolument. Pendant mes études au Conservatoire, je suis entrée à l’Opéra Studio de Zurich. À l’époque, on y côtoyait Cecilia Bartoli et Jonas Kaufmann ; j’ai donc grandi au milieu d’artistes incroyables. Je participais à des productions, notamment des spectacles pour enfants, comme une merveilleuse Petite Renarde rusée de Janáček. J’y ai également chanté Pamina, qui reste un très beau souvenir. L’un de mes premiers engagements a été le rôle de Celia dans Lucio Silla de Mozart, sous la direction d’Adam Fischer pour le Festival Mozart de Schwetzingen. C’était une expérience merveilleuse, qui a confirmé que c’était bien la voie que je souhaitais emprunter.
Ana Maria Labin © Tim Dunk
Dans ce début de carrière, arriviez-vous déjà à définir votre voix et le répertoire vers lequel auquel vous souhaitiez vous consacrer ?
J’ai eu la chance de beaucoup chanter Mozart dès mes débuts. En 2012, j’ai incarné Arminda dans La Finta Giardiniera au Festival d’Aix-en-Provence. J’ai toujours été à l’aise avec Mozart, un compositeur qui parle à mon cœur, à ma voix. J’avais plutôt une voix de soprano léger, mais je sentais qu’une dimension davantage lyrique était là également, et ma voix s’est développée ainsi. En termes de répertoire, outre Mozart, il y a également bien sûr le baroque et j’ai eu la chance de rencontrer de nombreux chefs qui se sont illustrés dans ce domaine : Marc Minkowski, Jean-Christophe Spinosi, Federico Maria Sardelli, Leonardo García Alarcón. C’était comme un rêve qui se réalisait.
Dans quelques jours, vous allez incarner deux héroïnes mozartiennes (Contessa, Fiordiligi) dans la trilogie Da Ponte. Est-ce un défi d’enchaîner si rapidement ces rôles exigeants ?
À l’origine, je devais même chanter un troisième rôle (Donna Anna dans Don Giovanni) ! Mais je me suis dit que c’était plus réaliste de rester sur deux rôles, d’autant que les représentations s’enchaînent sans laisser de jour de repos. J’ai déjà eu l’occasion d’interpréter ces rôles lors de précédentes reprises de cette trilogie. Le rôle de Donna Anna est sur une tessiture différente, avec davantage de dramatisme, d’intensité émotionnelle, c’est très opera seria. La Contessa a un caractère également un peu seria, mais avec davantage d’amour, alors que Fiordiligi est plus légère, plus folle.
Quel regard portez-vous sur cette trilogie mise en scène par Ivan Alexandre ?
J’ai beaucoup appris avec cette trilogie, ainsi qu’en travaillant avec Ivan Alexandre. Cela m’a ouvert de nouveaux horizons. Dans cette production, les trois œuvres de Mozart forment comme un tout. Il y a des parallèles dans la mise en scène, avec certaines références ou des personnages qui reviennent d’une œuvre à l’autre. C’est extraordinaire, et il faut vraiment voir les trois production pour en saisir toute l’essence. Le décor est presque unique, on revient quasiment à l’esprit de troupe. Lorsque que je chante dans une des trois œuvres, je pense forcément aux deux autres, ce qui donne beaucoup de richesse dans l’interprétation. J’ai donné cette production à Versailles, Barcelone, Drottningholm, Ravenne, et cela a toujours été très intense.
Comment a démarré votre collaboration avec Marc Minkowski ?
J’ai rencontré Marc Minkowski à Drottningholm en auditionnant pour la Contessa, puis en y chantant Fiordiligi et Donna Anna dans cette fameuse trilogie Da Ponte. Nous avons ensuite collaboré sur d’autres projets, en particulier un Cosi fan tutte en version de concert au festival George Enescu à Bucarest, ou encore la Messe en ut de Mozart, que nous avons enregistrée. Marc est quelqu’un de très important pour mon développement artistique, j’ai beaucoup appris avec lui. Avec le temps, ma voix et mon répertoire changent, et Marc a toujours su changer avec moi. Il s’est reconnu dans ma voix et cela m’a beaucoup aidée.
Ana Maria Labin, Les Musiciens du Louvre et Marc Minkowski
Sous sa direction, vous venez de brillamment interpréter le rôle d’Aspasia dans Mitridate à l’Opéra de Berlin, un rôle qui semble parfaitement adapté à votre voix (virtuosité, caractère seria) ...
Oui, c’est le cas ! J’ai beaucoup aimé chanter le rôle d’Aspasia, qui réunit tout ce que j’aime, avec ses coloratures et ses récitatifs accompagnés. C’est un personnage qui ne peut pas montrer ses émotions, au milieu de trois hommes qui l’aiment, sauf quand elle est seule. Les airs, notamment celui d’ouverture, y sont plutôt longs avec toutes ces reprises da capo. Cet opéra, bien qu’écrit par Mozart à l’âge de 14 ans, annonce déjà les chefs d’œuvre du compositeur. On peut y reconnaître des éléments de Konstanze dans l’Enlèvement au Sérail (rôle que j’ai chanté à Glyndebourne), ou encore d’Elettra dans Idomeneo, un rôle que j’aimerais beaucoup aborder à l’avenir.
Le rôle extrêmement virtuose de Giunia dans Lucio Silla, autre opéra de jeunesse de Mozart, conviendrait également idéalement à votre voix ?
Tout à fait, j’ai d’ailleurs eu une proposition pour chanter Giunia mais je n’étais malheureusement pas disponible. J’aime les rôles avec un ambitus très grand, comme celui de Fiordiligi. On raconte d’ailleurs que Mozart appréciait peu la créatrice du rôle, Adriana Ferrarese, et qu’il le lui aurait quasiment écrit pour se venger, avec tous ces sauts de tessitures. Elle le chantait en faisant des mouvements de tête extrêmes, en jonglant de l’aigu au grave ! J’aimerais également aller vers rôles plus dramatiques, j’ai comme le drame en moi. Il y a Elettra dont nous avons parlé, mais également Vitellia dans La Clemenza di Tito. On m’avait proposé ce rôle, mais les représentations ont dû être annulées en raison du Covid. C’est un rôle musicalement incroyable, qui va un peu dans toutes les directions.
Vous avez chanté à plusieurs reprises Haendel. Aimeriez-vous aborder d’autres rôles, comme Alcina par exemple ?
Alcina est tout en haut de ma liste ! C’est un rôle incroyable : elle a ce caractère de sorcière, mais en même temps beaucoup de fragilité et de vulnérabilité. J’aimerais également chanter Theodora ou Cleopatra. Il est probable qu’Haendel m’accompagne dans toute ma carrière. Sa musique, avec ses coloratures et son intensité dramatique, touche au sublime.
Vous avez également collaboré avec Jean-Christophe Spinosi, avec qui vous donnerez la Messe en ut et Orlando Furioso en 2023 à Paris.
J’ai rencontré Jean-Christophe Spinosi au Festival d’opéra baroque de Beaune. Il a une énergie incroyable et sait faire ressortir le meilleur des chanteurs. Le travail est bien sûr très différent avec lui qu’avec Marc Minkowski. On ne peut pas les comparer, ce serait presque comme comparer la mer et la montagne ! Avec Jean-Christophe Spinosi, j’ai surtout chanté Vivaldi. Il sera particulièrement intéressant d’aborder avec lui la Messe en ut de Mozart, en comparaison du travail que j’ai fait sur cette œuvre avec Marc Minkowski. De façon générale, c’est toujours très inspirant et nourrissant de retravailler avec un même chef.
Est-ce important pour vous de chanter dans des opéras moins connus, tels que cette Île déserte de Franz Beck ?
C’est important pour moi de tracer mon propre chemin vers des œuvres moins connues. C’est également important pour le spectateur : il y a tant de richesses en dehors du répertoire connu. C’est passionnant d’aborder une nouvelle œuvre : on la découvre, on voit quelle histoire se cache derrière. On se retrouve alors seule face à la partition, puisqu’il n’existe pas d’enregistrement. Cela devient par conséquent un travail encore plus personnel. Lorsque je prépare un rôle plus connu, j’évite de toute façon d’écouter au préalable les enregistrements qui existent, afin de faire émerger ma propre interprétation du rôle.
En termes d’interprétation justement, comment travaillez-vous les da capo ?
Pour les da capo, je travaille avec Giovanni Andrea Sechi, un musicologue extraordinaire qui m’aide beaucoup. J’ai des intuitions et des idées, mais je ne connais pas nécessairement les règles harmoniques et les choix qu’il est possible de faire. Il m’est essentiel d’être soutenu par de personnes connaissant très bien ma voix, ainsi que de savoir pourquoi on fait telle ou telle variation dans une reprise. Il faut toujours vouloir exprimer quelque chose, et non voir dans une variation une simple prouesse technique.
Aimeriez-vous aborder un répertoire plus tardif, du bel canto par exemple ?
Je m’intéresse énormément à certains rôles de Rossini, comme Semiramide ou Amenaïde dans Tancredi. Ce sont des rôles de bel canto exigeants avec des coloratures, de l’énergie, et qui nécessitent une voix saine. A l’avenir, les trois reines de Donizetti viendront peut-être. Dans un autre style, j’ai beaucoup aimé chanter les Quatre derniers Lieder de Richard Strauss. La langue allemande m’accompagne dans la vie, c’est comme une partie de moi. J’aime également sortir de mon répertoire habituel, comme j’ai eu l’occasion de le faire avec la Shéhérazade de Ravel.
Et la Traviata ?
Oui, sûrement, on m’en parle très souvent. C’est un rôle sublime, dans une œuvre que nous avons en tête depuis toujours. J’aimerais beaucoup la chanter un jour, même si beaucoup disent qu’il faut avoir trois voix pour ce rôle !
Donna Anna à Drottningholm en 2017 © Mats Bäcker
Comment pensez-vous que votre voix va évoluer dans les années à venir ?
Ma voix grandit et mûrit avec les années, mais je n’aurai jamais une voix très dramatique. La colorature reste pour moi le répertoire de prédilection qui me permet de m’exprimer, je m’y sens comme à la maison. En termes de technique, la pandémie a été salvatrice : j’ai pu retravailler ma voix et avoir le temps de trouver d’autres approches. Avec un bon chef, un bon orchestre, tout est possible de toute façon !
Est-ce important pour vous de chanter avec des ensembles sur instruments d’époque ?
Oui, absolument. J’ai eu la chance de chanter les mêmes œuvres de Mozart sur orchestres modernes et anciens. L’exercice est très différent, notamment en termes de diapason, plus bas sur instruments d’époque. Passer de 442 Hz à 430 Hz peut paraître peu significatif, mais cela fait en réalité une énorme différence. Cela permet de mieux gérer le passaggio, et d’être beaucoup plus décontracté si le rôle est un peu tendu dans l’aigu. Par ailleurs, les instruments d’époque ont vraiment une sonorité particulière, ils sont plus directs, avec des couleurs sublimes.
Avec quels artistes aimeriez-vous travailler dans le futur ?
Je vais travailler avec William Christie, dans Ariodante de Haendel. C’est un artiste incroyable, qui a tant fait pour la musique tout au long de sa carrière.
Pour sortir un peu de l’opéra, avez-vous d’autres passions et le temps de vous y consacrer ?
Je donne des cours de chant et je fais du coaching vocal. Par ailleurs, je pratique le GYROTONIC® & GYROKINESIS®, une sorte de mélange de Pilates, de danse et de yoga. Cela m’a beaucoup aidée dans ma vie de chanteuse. Pendant la pandémie, j’ai profité du temps que j’avais pour suivre une formation afin de devenir entraîneuse dans cette discipline !