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Aïda, servante de Ramsès III ?

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Enquête
3 août 2017
Aïda, servante de Ramsès III ?

Infos sur l’œuvre

Détails

Depuis une cinquantaine d’années, Aïda quitte de plus en plus souvent les rives du Nil pour des dérives hautement hasardeuses. Ainsi, tandis qu’Amnéris s’offre à Ramfis, sa suivante passe l’aspirateur ou converse avec Radamès en tapotant sur son téléphone portable. Relecture imposée par une époque livrée aux metteurs en scène en mal d’originalité, ces recréations sont pourtant souvent – il faut l’avouer – sacrément savoureuses.

Mais il ne faudrait pas pour autant oublier qu’à l’origine le khédive Ismaïl Pacha avait très clairement explicité sa commande : il voulait « un opéra s’inspirant de la vie dans l’Égypte antique, avec des décors inspirés des temples, et des costumes copiés dans les tombes de la Haute-Égypte ». Pour ce faire, il désigne Auguste Mariette, l’égyptologue français qu’il avait déjà nommé directeur des antiquités et dont il avait apprécié le travail pour l’Exposition universelle de Paris en 1867. Mariette, que le projet passionne, va se prendre au jeu et non seulement écrire le synopsis, mais également créer les décors et les costumes. Mais bien sûr sa conception est totalement historique et esthétique, et bien éloignée des errements post-colonialistes développés par le théoricien Edward W. Said. Elle rejoignait tout simplement le goût de l’époque pour l’égyptomanie, c’est-à-dire la recréation de l’antiquité égyptienne telle que la pratiquaient peintres, sculpteurs, concepteurs d’objets d’art et décorateurs à la mode.

Il était donc impossible, dans ces conditions, que l’œuvre ne présente pas toutes les garanties d’une reconstitution parfaitement plausible de l’antiquité égyptienne. Et même si aucune période précise n’est avancée (nous sommes « à l’époque des pharaons »), il est possible, en analysant le livret, de donner quelques éléments de datation. Mariette semble avoir été tout particulièrement inspiré par la période de Ramsès III (XXe dynastie, vers 1198-1166 avant Jésus-Christ). Cette période a en effet connu plusieurs révoltes des peuples du sud, notamment dans la région de Napata, et c’est justement là que Radamès veut mener ses troupes contre les éthiopiens menés par Amonasro, père d’Aïda. Par ailleurs, c’est sous ce règne qu’a eu lieu une importante réorganisation de l’armée, cette armée que l’on voit défiler triomphante au deuxième acte. La garde d’honneur des Shardanes, que Mariette y fait figurer en bonne place, est de même attestée à cette époque. Enfin, les derniers jours du règne de ce pharaon sont assombris par un procès de comploteurs qui a pu inspirer à Mariette le jugement de Radamès à la fin de l’opéra.


Dessin de Mariette pour la création au Caire, 1871, acte IV, 2e tableau, BnF, Bibliothèque-musée de l’Opéra de Paris © DR

De même que le rôle du pharaon est nettement défini, celui des prêtres est non moins affirmé. La consultation d’Isis, qui désigne Radamès comme chef des armées, la présence quasi constante de Ramfis auprès d’Amnéris, la fille du pharaon, le procès final enfin, tout démontre la puissance du clergé qui vient sans cesse contrebalancer, sinon dominer le pouvoir civil. Cette notation historiquement juste est pour beaucoup dans l’équilibre et la crédibilité de l’œuvre. Enfin, certains éléments de l’action sont directement inspirés des habitudes politiques de l’antiquité égyptienne. On peut être surpris , par exemple, d’un projet de mariage entre Amnéris, princesse royale, et Radamès, général de l’armée. Mais s’il revient vainqueur, l’épouser est pour elle le seul moyen de conserver le pouvoir. De telles pratiques ont eu cours, comme le mariage de la reine Hatchepsout avec Thoutmosis II, qui s’était conclu dans des circonstances voisines.

En revanche, les conventions du théâtre imposent certains aménagements de la réalité historique. Ainsi, l’expédition punitive de routine menée par Radamès ne justifie guère la scène du triomphe. Mais celle-ci, plus romaine qu’égyptienne dans son concept, est surtout là pour se prêter à des effets scéniques spectaculaires. Quant au massacre des prisonniers qui, historiquement, aurait dû clore ce défilé, il a été abandonné car, d’une part, la mansuétude d’un monarque est mieux venue sur scène que le massacre des vaincus, et d’autre part cela permet de conserver l’un des personnages essentiels du troisième acte, Amonasro.

Les noms des personnages ont une consonance plus que plausible, sans qu’on puisse toutefois les raccorder à une quelconque période historique : Mariette a simplement pratiqué des déclinaisons onomastiques, Ramsès devenant Radamès, Aita Aïda, Aménardis Amnéris. Ce dernier nom fait aussi penser à celui de la reine éthiopienne Amnéritis, dont Mariette avait trouvé à Karnak une statuette, et le roi méroïtique Anlamani peut être à l’origine d’Amonasro.

Les représentations qui se sont multipliées à travers le monde entre la création de 1871 et la guerre de 1914 se sont toutes déroulées dans des décors somptueux, reproduisant le Ramesseum de Thèbes et le temple d’Isis à Philae. Les costumes étaient en général également très soignés, même ceux des soldats, relevés dans la tombe de Ramsès III. Mais Mariette avait bien conscience de la difficulté de les rendre réellement crédibles, et qu’« il fallait craindre de… faire rire ». Résultat acquis de toutes manières par certains chanteurs qui refusaient de couper barbes et moustaches dont ils avaient besoin pour d’autres rôles, au mépris de la réalité archéologique.

De son côté, Verdi a cherché également à être fidèle à une certaine vision à la fois antiquisante et exotique. Il fait des enquêtes d’ethnomusicologie, interroge Mariette sur une foule de détails, comme, par exemple, sur la danse sacrée des Égyptiens, sur le nombre de danseurs et de figurants, également sur les fameuses trompettes qu’il a fallu « recréer » ou plutôt créer spécialement, en l’absence de tout exemplaire archéologique susceptible d’être joué.

On voit donc que, même avec une sérieuse volonté de fidélité historique, il était bien difficile de maintenir pendant tout le siècle Aïda dans un environnement trop contraint. Et même si des représentations « traditionnelles » continuent de nous émerveiller, à Vérone, au Liceu ou au Met, il est certain qu’en s’en échappant, l’héroïne rend mieux compte d’un drame universel. Il n’en est pas moins paradoxal que l’histoire et l’archéologie, qui constituaient la base fondamentale du programme de création de l’œuvre, soient en train de s’estomper au profit de notre propre regard critique en retour sur ce pays et cette civilisation qui continuent de nourrir nos rêves les plus fous.

Éléments de bibliographie :

  • Aïda, L’Avant-Scène Opéra, n° 268, nouvelle édition revue et entièrement refondue, mai-juin 2012.
  • Jean-Marcel Humbert, « A propos de l’égyptomanie dans l’œuvre de Verdi. Attribution à Auguste Mariette d’un scénario anonyme de l’opéra Aïda », dans Revue de musicologie, tome LXII, 1976, n° 2, p. 229-256.
  • Jean-Marcel Humbert, « Aïda, un opéra égyptien ? », dans le programme des représentations d’Aïda à l’Opéra de Paris, octobre 2013, p. 49-55.

 

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