Les représentations marseillaises et la réédition chez Sony Classical d’I Capuleti e i Montecchi nous offrent l’occasion de faire le point sur les avatars de cet ouvrage. L’enregistrement dirigé par Roberto Abbado propose en appendice la « version Malibran » de cet opéra, où la scène finale est remplacée par l’équivalent au dernier acte du Giulietta e Romeo de Nicola Vaccai (également orthographié Vaccaj).
Créé le 31 octobre 1825 au Teatro alla Canobbiana de Milan, Giulietta e Romeo, sur un livret de Felice Romani, est l’un des derniers grands succès du musicien. Aujourd’hui quasiment oublié comme compositeur, Vaccai était encore interprété il y a une trentaine d’années : en récital, les chanteurs ne dédaignaient pas d’offrir quelques-unes de ses mélodies au sein d’un programme italien. Le compositeur n’en reste pas moins d’abord connu pour sa Metodo pratico de canto, publiée pour la première fois en 1832, toujours rééditée, parfois agrémentée de vidéos explicatives.
I Capuleti e I Montecchi est créé à La Fenice de Venise le 11 mars 1830. L’ouvrage de Vincenzo Bellini est composé sur un livret du même Romani adapté du précédent (on retrouve des vers communs). Le succès est plutôt au rendez-vous, mais sans doute l’ouvrage de Vaccai a-t-il laissé une impression plus vive. Plusieurs critiques sont formulées envers le dernier acte dont la concision tranche avec le style en vigueur. En 1831, au Teatro La Pergola de Florence, après une série de représentations conformes aux vœux de Bellini, la scène du tombeau est remplacée par celle composée par Vaccai. Il s’agit de ce qu’on appelle alors une représentation « à bénéfice », une soirée exceptionnelle où la recette ira majoritairement à l’interprète principale pour la remercier d’une saison réussie. En l’occurence, ce sera au profit de Santina Ferlotti.
Quand Maria Malibran vient interprèter le rôle de Romeo à Bologne en 1832, elle fait remplacer le duo avec Giulietta à l’acte I (« Si, fuggire »), par un autre duo (« Tremante, palpitante ») extrait de l’Ezio de Filippo Celli (Rome, Teatro Argentina, 1824). Elle ajoute également un autre duo, sans retrancher quoi que ce soit cette fois, extrait de l’Andronico de Saverio Mercadante (Venise, Fenice, 1821) : « Vanne : se alberghi in petto ». Enfin, elle aussi substitue au finale de Bellini celui de Vaccai, choix baptisé par commodité « version Malibran » à l’époque moderne. La mezzo-soprano chantera d’ailleurs sytématiquement cette version, très éloignée de l’originale, dans les quelques cinq productions auxquelles elle participera, et quelle que soit sa partenaire en Giulietta. N’y voyons pas nécessairement un caprice de diva : fille du ténor et professeur de chant Manuel Garcia (également compositeur, chef d’orchestre et directeur de troupe !), la jeune Maria impressionnait ses contemporains dès son plus jeune âge par son génie musical et sa précocité (elle fut comparée à Mozart), et on verra plus loin que son choix n’était pas egocentré. Et puis, il y a des outrages bien pires commis de nos jours par certains metteurs en scène.
Cette version altérée subsistera plusieurs années. Lorsque Giuditta Grisi, pourtant créatrice de l’ouvrage de Bellini, interprète l’ouvrage au Théâtre Italien de Paris (en 1833, aux côtés de sa célèbre sœur Giulia), c’est la scène de la tombe de Vaccai qui est donnée. Grisi fera le même choix à Madrid en 1834. A l’inverse, quand Giuseppina Ronzi de Bignis reprend le rôle à Florence en 1834, elle impose, non sans appréhension, la version originale, en dépit des attentes du public : le succès est heureusement au rendez-vous.
L’acte II de Giulietta e Romeo suit peu ou prou la quatrième partie de l’ouvrage de Bellini. Musicalement, le rôle de Romeo, un peu plus développée, n’offre rien de spectaculaire, et procède, comme chez Bellini, par récitatif et cantabile. L’air « Ah se tu dormi svegliati » est effectivement d’une émotion à fleur de peau. De manière plus surprenante, la mort de Romeo est suivi d’une grande scène de 11 minutes. Lorenzo découvre les corps des amants. Romeo est mort, mais Giulietta pas encore. Elle retrouve quelques forces pour expliquer son geste dans un air lent. Son père entre à son tour pendant le tempo di mezzo, elle l’accuse dans une cabalette finale assez sobre.
Voilà pour l’original de Vaccai, mais qu’en restait-il une fois inséré dans l’ouvrage de Bellini ? Le Professeur Claudio Toscani, de l’Università degli Studi di Milano, à qui l’on doit l’édition critique d’I Capuletti et i Montecchi chez Ricordi, a bien voulu nous éclairer en nous apportant ces précisions dont nous le remercions vivement : « La substitution de la musique de Vaccai à celle de Bellini a été effectuée, historiquement, de manières différentes. En règle générale, l’introduction débutait avec le chœur ‘Addio per sempre, o vergine’, c’est-à-dire la scène onze du second acte de l’opéra de Vaccai. Elle se terminait avec la mort de Romeo à la fin du duetto. Cette modification figure dans la réduction piano / chant éditée par Ricordi en 1870, plusieurs fois réimprimées et toujours commercialisée. Six mesures avaient été rajoutées pour donner une conclusion logique à l’opéra. Parfois, la scène et l’air subissaient des coupures. A la lecture des livrets, on voit émerger encore d’autres solutions : parfois, le finale de Bellini, avec l’entrée de Capellio, de Lorenzo et du choeur, était réintroduit après la scène de Vaccai, d’autre fois, non ».
Comme on le voit, le Romeo de Malibran (et avant elle, celui de Ferlotti) ne trouve ici aucune occasion de se mettre en avant par une musique brillante et facile. C’est donc l’expression du sentiment qui était jugée plus « vraie » chez Vaccai que chez Bellini. Rappelons que des âmes sensibles s’évanouissaient en cours de spectacle, persuadées du décès de l’interprète !