Réjouissons-nous : pour nous évader du lourd climat ambiant, voilà que s’ouvre l’année bicentenaire de la naissance du grand Jacques. Que l’on se grise, que l’on s’enivre ! Que les galops chassent les cancans, que romances, tyroliennes et barcarolles rythment les 12 mois de l’année et que la bonne humeur la plus communicative irradie bien au-delà des salles de concert ! Plus qu’à l’accoutumée, 2019 verra donc (on s’en réjouit) les théâtres lyriques proposer au public de (re)découvrir certaines de ses œuvres, les radios, télévisions et médias en ligne proposer émissions spéciales et autres dossiers thématiques.
L’amateur qui, à cette occasion, fera la découverte de la vivifiante pétulance offenbachienne, et tombera sous le charme de son esprit et de son génie voudra, c’est bien normal, prolonger les fastes des célébrations du bicentenaire et poursuivre sa découverte de l’œuvre du Maître. Il se tournera donc assez naturellement vers le disque (on y inclut bien sûr les captations vidéo). C’est là que les ennuis commencent…
Débutons par plusieurs précisions méthodologiques.
Comme pour n’importe quel autre compositeur, les œuvres d’Offenbach ont le droit de bénéficier du respect minimal de leur intégrité. Seront donc évoqués dans les lignes qui suivent les enregistrements qui, à défaut de pouvoir être qualifiés d’officiels, garantissent le respect d’un degré minimal de fidélité à la partition. Cela doit conduire à exclure les nombreux témoignages de troupes d’amateurs, trouvables ici ou là sous forme de captations vidéo de qualité inégale. Leur sincérité (et, bien souvent, leur enthousiasme) ne saurait être remise en cause, mais la modicité de leurs moyens les place à l’écart de l’exercice : si on y trouve bien souvent l’esprit, la lettre en revanche fait irrémédiablement défaut.
On assumera également d’écarter de ces considérations les enregistrements en langue étrangère : chez Offenbach, le rapport au texte occupe une place trop centrale pour pouvoir se satisfaire de traductions souvent approximatives qui conduisent, en dépit d’un fini musical indéniable, à un non moins indéniable hors-sujet. De même, les versions enregistrées certes en français mais par des chanteurs non francophones sont à nos yeux irrémédiablement pénalisées : si les dialogues sont coupés, l’œuvre est violée dans son équilibre. S’ils sont maintenus, mais dans un sabir incompréhensible, c’est peut être pire encore.
Quel que soit le compositeur considéré, une discographie en définitive n’est que le reflet plus ou moins déformé de la place qu’il occupe dans les goûts du public et chez ceux à qui il revient de les satisfaire. Evoquer la présence d’Offenbach au disque, c’est d’abord et surtout disserter sur une longue et profonde frustration, qui dit beaucoup du rapport à ce compositeur hors normes mais aussi, plus largement, à la musique dite « légère ».
Compositeur d’une incroyable prolixité, Jacques Offenbach a laissé à la postérité près de 120 œuvres destinées à être représentées sur scène, depuis les nombreuses pochades et pantomimes en un acte jusqu’aux Contes d’Hoffmann.
Cette œuvre aux dimensions hors normes est-elle aisément accessible par le biais des supports enregistrés ? S’agissant d’un des compositeurs français les plus durablement et universellement populaires (on emploie l’adjectif à dessein), on pourrait à bon droit le penser. Hélas, trois fois hélas, il n’en est rien.
Sur le seul critère de la postérité discographique, on pourrait répartir l’œuvre d’Offenbach en quatre catégories.
Le cimetière des absents
La première catégorie, hélas pas la moins peuplée, est celle des œuvres pour laquelle le combat discographique ne peut être mené, « faute de combattants ». Aussi surprenant que cela paraisse, nombre des œuvres scéniques d’Offenbach attendent encore leur premier enregistrement officiel. Où, par exemple, découvrir dans de bonnes conditions Il Signor Fagotto, Barkouf ou Le Roi Carotte ? Si l’on ne devait s’autoriser qu’un seul vœu, pour cette année bicentenaire, se serait de voir ces scandaleuses lacunes se combler progressivement pour permettre à la discographie offenbachienne de tendre vers un semblant d’exhaustivité. A défaut d’enregistrements intégraux, on se reportera néanmoins aux différents disques d’extraits et anthologies, et notamment aux quatre volumes d’archives publiés par le label Forlane entre 1997 et 1999, ainsi qu’à l’album « Entre nous, Celebrating Offenbach » édité par Opera Rara en 2007, et qui regorge de perles superbement enregistrées par une joyeuse équipe.
Gloire à l’ORTF
La deuxième catégorie, sans doute la plus nombreuse, est celle des œuvres dont il n’existe qu’un ou deux (parfois trois) enregistrements. Dans la majorité des cas, ceux-ci sont l’œuvre des forces de la radiodiffusion française des années 50 et 60 (avec de derniers feux jetés dans les années 70). Grâce soit ici rendue aux équipes réunies, le plus souvent sous les baguettes infatigables de Jules Gressier et Marcel Cariven en vue de la diffusion radiophonique : on leur doit le seul témoignage enregistré de jalons essentiels de l’œuvre d’Offenbach. Il est en réalité assez effrayant de constater que sans ce leg patrimonial majeur de l’ORTF, réédité avec constance par le label Malibran, la grande majorité des amateurs ne connaîtrait rien (ou presque) d’œuvres majeures comme Geneviève de Brabant, Le Pont aux soupirs, Les Bavards, Le Château à Toto, Madame l’Archiduc, La Fille du Tambour-major, etc.
Cette gratitude sincère ne rend pas sourd pour autant, et ces témoignages radiophoniques apportent avec eux leur lot de bémols. Il faut ainsi accepter une prise de son monophonique un peu datée (chœurs et orchestres, aux qualités premières par ailleurs aléatoires, sont souvent rejetés assez loin à l’arrière-plan), les annonces délicieusement surannées des speakers et speakerines (« Musique de MÔssieur Jacques OffUNbach »), les textes de liaison, pas toujours heureux, qui remplacent les dialogues, mais aussi, plus grave, les partitions parfois durement coupées ou mutilées.
Mais ce leg discographique majeur de la radiodiffusion française permet aussi à l’auditeur de se confronter à une école de chant et de style qui, bien souvent, fait merveille : les voix sont claires, la diction remarquablement intelligible, les effets jamais lourds. Esprit, es-tu là ? Oui, bien des fois, et c’est un motif d’authentique réjouissance. Chanteurs professionnels partagent l’affiche avec des comédiens sachant chanter, véritables trognes vocales. Ensemble, ils savent insuffler à ces pages l’humour qui leur sied. C’est daté ? Sans doute, et l’on a du mal aujourd’hui à admettre ces voix de femme pincées et nasillardes, mais c’est bien ici qu’il faut chercher l’esprit si français d’Offenbach, plutôt que dans des productions autrement plus glamour ou luxueuses. Alors merci à Lina Dachary, Denise Duval, Christiane Harbell, Suzanne Lafaye, Aimé Doniat, Robert Massard, Jean Giraudeau, Louis Musy, René Lénoty, et tant d’autres… Grâce à eux, valeureux dépositaires de la plus authentique des traditions, et en attendant une hypothétique relève, un pan entier du répertoire offenbachien continue à vivre.
On clôturera cette rubrique en mentionnant, parce qu’ils le méritent, quelques enregistrements plus récents d’œuvres « moins connues » d’Offenbach qui méritent le détour. Il s’agit d’abord des versions de Vert-Vert, Fantasio et Robinson Crusoë qui figurent au catalogue d’Opera Rara, recommandables pour leur caractère très soigné en dépit de leurs distributions non francophones. On citera également l’enregistrement très convaincant des Rheinnixen disponible chez Accord (avec notamment un jeune et séduisant Piot Beczala en Franz), et enfin l’enregistrement jubilatoire des Brigands enregistré à l’Opéra de Lyon pour EMI par John Eliott Gardiner, à la tête d’une distribution savoureuse (et francophone !).
Les cinq glorieuses
Assez logiquement, un sort discographique plus enviable attend les cinq opéras bouffe de la décennie bénie 1858-1868, qui ont accédé à une postérité durable : Orphée aux Enfers (1858), La Belle Hélène (1864), La Vie parisienne (1865), La Grande-Duchesse de Gerolstein (1867), La Périchole (1868).
Pour chacune de ces œuvres, un semblant de discographie existe. C’est déjà beaucoup au regard de ce qui précède : on entend par là la disponibilité d’un nombre suffisant d’enregistrements (d’une dizaine pour La Périchole et La Vie parisienne à une vingtaine pour Orphée aux Enfers et La Belle Hélène) permettant d’éclairer l’œuvre sous ses différentes facettes et, partant, d’en parfaire la connaissance.
La situation est-elle pleinement satisfaisante pour autant ? Là encore, une réponse négative s’impose. En regardant de plus près, on en arrive pour chacune de ces œuvres au même constat frustrant : le nombre d’enregistrements réellement recommandables se compte sur les doigts d’une main.
Deux chefs français permettent de sauver l’essentiel dans cette rubrique de la discographie : Michel Plasson et Marc Minkowski, à qui sont dus des jalons majeurs de la discographie offenbachienne.
Avec ses troupes du Capitole de Toulouse, Michel Plasson a ainsi enregistré pour EMI, entre 1975 et 1984, les cinq œuvres phares, à chaque fois dans la foulée de représentations au théâtre, ce qui permet à ces enregistrements de bénéficier de la cohésion et de la vitalité de la scène. Cette série mérite en tant que telle d’être saluée, comme la première initiative discographique significative d’ampleur concernant l’œuvre d’Offenbach. Les productions de l’ORTF (cf. supra) étaient en effet enregistrées en vue d’une diffusion radiophonique et non pour le disque. Avec Plasson, on trouve le fini que permet le studio à l’époque de la stéréo (même si la prise de son n’est pas exempte de reproches : La Vie parisienne donne ainsi l’impression d’être enregistrée dans un hall de gare : cela peut certes convenir à la première scène, moins au reste de la partition…). La direction de Plasson se caractérise par un équilibre souvent idéal entre la légèreté bouffe et une approche plus symphonique : pour la première fois, justice est rendue aux qualités d’orchestrateur d’Offenbach. Les distributions mêlent piliers du chant français des années 70 et 80 (Régine Crespin, d’un aplomb et d’une classe inapprochables en Grande duchesse et en Métella, Mady Mesplé, dont le chant est toujours délicieux, mais l’émission un peu pincée, Gabriel Bacquier, truculent à souhait, Jean-Philippe Lafont, dans son radieux printemps, Michel Sénéchal, cabotin pour deux, Charles Burles) avec des « grands noms » internationaux plus contestables dans ce répertoire (Jessye Norman, Teresa Berganza, José Carreras, stylistiquement hors de propos dans La Belle Hélène et La Périchole). Qu’importe : le ton est là, et bien là. De cette série, on privilégie Orphée aux Enfers (c’est le seul enregistrement recommandable de la version de 1874), La Vie parisienne (il s’agit du seul enregistrement audio intégral éditorialement défendable…) et La Grande-Duchesse de Gerolstein (pour Crespin et Massard…). Même s’il n’épuise pas le sujet, loin s’en faut, ce coup d’essai occupe donc toujours une place de choix dans la discographie.
Quinze ans après Michel Plasson, Marc Minkowski vient relever le flambeau et dans la foulée de représentations mémorables à Grenoble, Lyon et Paris, fort opportunément, il trouve à son tour la voie des studios (toujours ceux d’EMI). Loin de dupliquer le legs plassonien, Minkowski fait souffler un vent de fraîcheur tonique et vivifiant sur ses interprétations d’Orphée aux Enfers (1997), La Belle Hélène (2000) et La Grande-Duchesse de Gerolstein (2005). A Offenbach, le chef apporte son expérience de la pratique du répertoire baroque : les effectifs sont allégés, les dynamiques et les traits dépoussiérés, et les sources bénéficient d’une relecture critique. Orphée aux Enfers est ainsi interprété dans une version partant de la partition de 1858 enrichie d’ajouts provenant de celle de 1874. La Grande Duchesse de Gerolstein est donnée dans sa version originelle, incluant les pages coupées par Offenbach après la première de l’œuvre en 1867. Cela permet ainsi à l’auditeur de bénéficier pour la première fois du superbe finale du IIe acte (« Le Carillon de ma grand-mère », absolument irrésistible) mais aussi du désopilant pastiche des Huguenots que constitue le trio des rémouleurs…
La musicologie ne doit pas être l’apanage des seuls compositeurs « sérieux », et Offenbach sort à l’évidence revigoré de cette cure de jouvence. Un bonheur ne venant jamais seul, Marc Minkowski a su réunir pour ces trois enregistrements des distributions idoines, composées de chanteurs parfaitement francophones. On se délecte ainsi des performances de Natalie Dessay, impayable d’abattage vocal et théâtral en Eurydice, de la classe insurpassable de Dame Felicity Lott en Hélène et en Grande duchesse, du Ménélas de Michel Sénéchal, et, plus largement du témoignage de cette belle génération du chant français : Sandrine Piau (Wanda), Véronique Gens (Vénus), Patricia Petitbon (Cupidon), Yann Beuron (Orphée, Pâris, Fritz) ; Jean-Paul Fouchécourt (Pluton-Aristée), Laurent Naouri (Jupiter, Agamemnon), François Le Roux (Boum, Calchas)… Ces enregistrements doivent, on l’aura compris, figurer de manière prioritaire dans la discographie des trois œuvres concernées.
Par souci d’exhaustivité et pour finir, on mentionnera pour ces cinq piliers du répertoire offenbachien quelques versions isolées qui nous semblent mériter considération.
Pour Orphée aux Enfers, la pêche est maigre. Passées les versions Plasson et Minkowski, l’enregistrement dirigé en 1952 par René Leibowitz mérite indéniablement que l’on s’y arrête, en premier lieu pour la direction d’une stupéfiante acuité. Le discophile chérira également les extraits gravés en 1953 par Jules Gressier, notamment pour leur distribution d’une grande homogénéité.
Les choses s’arrangent (un peu) pour La Belle Hélène : on retrouve également Leibowitz et Gressier (ce dernier à deux reprises), toujours recommandables, malgré des distributions pas toujours irréprochables. Un cran au dessus, on situera sans hésiter les extraits enregistrés par Manuel Rosenthal pour Philips en 1956, notamment pour l’Hélène plantureuse de Jane Rhodes. On retrouve Jane Rhodes dans l’intégrale très soignée mais bien sérieuse d’Alain Lombard, gravée à Strasbourg en 1977-1978.
Retour à de basses eaux pour La Vie parisienne, dont on regrette de constater qu’elle attend encore sa version intégrale de référence : quel dommage que Minkowski, qui a pourtant dirigé l’œuvre a plusieurs reprises, n’ait pu la graver… Du côté des extraits, on privilégiera sans hésiter ceux gravés par Marcel Cariven pour Philips en 1956, ne serait-ce que pour le Brésilien impayable de Dario Moreno mais aussi pour la direction de Cariven, sans doute la plus virevoltante et grisante de la discographie. Il faut également connaître et chérir la version (hélas bien abrégée) enregistrée par André Girard en 1959 avec la troupe de comédiens-chanteurs du Palais Royal, en marge des fameuses représentations montées par Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud : la galerie de portraits est irrésistible, et l’esprit sans doute bien proche de celui de la création. Tant pis pour la fidélité à la lettre de la partition…
La Grande-Duchesse de Gerolstein est encore moins bien traitée : hormis les témoignages de Plasson et Minkowski, il ne reste à l’amateur que l’enregistrement de René Leibowitz, à la distribution inégale (Boum est impossible, et la Grande Duchesse sort tout droit d’une Passion de Bach…) et celui, convenable, de Jean-Claude Hartemann, daté de 1966. Maigre bilan…
Il en va de même pour La Périchole : en espérant avec ferveur une trace sonore de la récente production du Palazetto Bru Zane confiée à Marc Minkowski (croisons les doigts !), et au regard des limites de la version Plasson (cf. supra), seules deux versions intégrales de qualité sont à signaler : celle dirigée par Igor Markevitch en 1958 pour Philips (pour la direction et la distribution d’une grande homogénéité menée par Suzanne Lafaye) et celle gravée, en 1976 à Strasbourg par Alain Lombard, toujours un peu boutonné, pour la prestation incontestable de Régine Crespin, mais aussi pour Alain Vanzo et Jules Bastin.
Les Contes d’Hoffmann, un continent en soi
L’opus ultime du Maître bénéficie d’un traitement discographique à bien des égards atypique. Plus d’une centaine de références : on se situe là au niveau de Forza ou Falstaff, de Cosi fan tutte ou des principaux opus wagnériens. Traitement hors normes pour une œuvre à part : la pléthore discographique est donc réservée chez Offenbach sa seule œuvre « sérieuse », celle à laquelle il consacra ses ultimes efforts, jusqu’à y rendre son dernier souffle. Faut-il en déduire que le répertoire léger n’est pas digne d’une telle sollicitude ? Le simple constat quantitatif est hélas sans appel.
Passé ce premier constat, une évidente difficulté surgit : il existe presque autant de versions différentes de la partition que d’enregistrements disponibles. On ne retracera pas ici l’histoire de cette partition laissée inachevée par son auteur : cela excéderait de beaucoup le cadre de cet article. Cette histoire elle est digne d’un roman policier, avec son intrigue de départ touffue à souhait, et ses multiples rebondissements. On renverra le lecteur désireux de percer ces ténèbres aux publications de Jean-Christophe Keck, à qui l’on doit le dernier état de la connaissance du sujet, et la version critique la plus aboutie de la partition.
Cette difficulté quant aux sources ne simplifie pas la démarche discographique, basiquement fondée sur la comparaison des différentes versions disponibles. Le discophile devra donc admettre qu’une bonne partie des enregistrements disponibles reflètent une partition ultérieurement invalidée par les découvertes musicologiques, tripatouillée et charcutée dans des proportions à peine imaginables, que l’on n’oserait imaginer pour un compositeur « sérieux ». Certains ajouts apocryphes, comme l’air du diamant ou le septuor, issus de l’acte vénitien, ont même rapidement acquis une incontestable respectabilité.
« Les Contes d’Hoffmann, oui, mais lesquels ? », comme l’écrivait fort justement Didier van Moere…
La version Choudens occupe, en proportion, la part la plus importante de cette discographie, quand bien même elle a été, d’un point de vue musicologique, définitivement disqualifiée. Dans cette rubrique, on retiendra parmi les enregistrements de studio celui réalisé avec les forces de l’Opéra comique par André Cluytens en 1948, de très loin le plus idiomatique de tous, à tous égards préférable au remake stéréo glamour mais hors sujet de 1964. Il faut, au moins une fois, avoir entendu Raoul Jobin, Louis Musy, André Pernet, Roger Bourdin et Bourvil, inénarrable dans les rôles des valets. Tous, ils reflètent une sorte d’âge d’or du chant français.
Dans la rubrique des versions hybrides (base Choudens mâtinée de Oeser, Kaye, ou « d’autre chose »), il faut mentionner la version de Richard Bonynge (Decca, 1972), la plus insolemment vocale (Sutherland superlative dans les trois rôles féminins, Domingo radieux en Hoffmann, Bacquier parfait dans les quatre diables, des seconds rôles délectables), mais pénalisée par le français catastrophique des deux principaux chanteurs. Le live salzbourgeois dirigé par James Levine en 1982 (Orfeo d’Or) vaut pour la prestation stylistiquement inapprochable de José van Dam dans les quatre diables, mais aussi pour le Nicklausse d’Ann Murray, pour une fois confié à une chanteuse de premier plan. La vaillance de Domingo commence à être tendue, et Catherine Malfitano, dans les rôles féminins, finit par convaincre à défaut d’enthousiasmer.
La version Oeser, tout aussi contestable que les précédentes (Dieu que ces réorchestrations kitsch sont horripilantes !), est défendue par Sylvain Cambreling (EMI, 1988). On retrouve avec bonheur José Van Dam, proche de l’idéal, et Ann Murray. Le Hoffmann tourmenté et vocalement solide de Neil Schicoff est un atout. Les quatre femmes laissent en revanche plus dubitatif, tout comme la direction empesée de Cambreling.
Les travaux de Michael Kaye, autrement plus intéressants, se retrouvent dans deux enregistrements dignes de considération. La version gravée par Jeffrey Tate à la tête de la Staatskapelle de Dresde (Philips 1992) se distingue par la direction très wébérienne du chef, qui éloigne clairement le résultat de l’opéra comique français. Contresens, peut être, mais digne d’intérêt, d’autant que la distribution réunie révèle quelques pépites : le Hoffmann de Francisco Araiza, vocalement superlatif à défaut d’être parfaitement idiomatique, mais aussi la Muse d’Anne-Sophie von Otter, sans doute la plus convaincante de la discographie. Dans les diables, Samuel Ramey est splendide, mais il n’est que cela, et finit par ennuyer. Chez les femmes, Cheryl Studer est parfaite en Giulietta, alors que Jessye Norman a tendance à confondre Antonia et Sieglinde.
Autrement plus captivant, l’enregistrement gravé par Kent Nagano pour Erato entre 1994 et 1996 constitue vraisemblablement la proposition la plus convaincante de la discographie, et l’enregistrement à recommander en priorité à qui voudrait découvrir l’œuvre. Au-delà de sa fidélité musicologique, ses atouts sont nombreux : le Hoffmann prodigieux du jeune Roberto Alagna, proche de l’idéal, insolent vocalement et d’une prononciation superlative, les quatre diables de José Van Dam, qui gagne encore en intelligence et en profondeur, et dont chaque mot se déguste comme une liqueur de prix, l’Olympia hallucinante de Natalie Dessay, la Giulietta imbattable de Sumi Jo (avec un air qui en ferait trébucher plus d’une), et Michel Sénéchal en Spalanzani, et Gabriel Baquier en Crespel, jusqu’au Schlémil campé par un jeune débutant, un certain… Ludovic Tézier. Seules réserves (toutes relatives) : la direction parfois un peu sèche de Nagano et une Muse en retrait par rapport au reste de la distribution.
On finira néanmoins ce panorama sur un regret : le disque attend toujours le dernier état des recherches sur la partition, résultat des travaux de Jean-Christophe Keck à partir de ceux de Michael Kaye, publié par l’éditeur Boosey & Hawkes. Une captation vidéo existe de la mise en scène (par ailleurs captivante) de Laurent Pelly, jouée au milieu des années 2000 à Lyon, Marseille et Lausanne. Pour avoir très récemment vu cette production au Deutsche Oper de Berlin, on peut témoigner de ce qu’elle diffère par endroits assez nettement de toutes les versions connues jusque là. Une gravure au disque serait donc hautement souhaitable. Encore un vœu pour 2019 ?
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« Quand on n’a pas ce que l’on aime, il faut aimer ce que l’on a ! » : cette maxime pleine de sagesse de la Grande-Duchesse, trouve sans difficulté à s’appliquer à la discographie offenbachienne. Alors oui, chérissons les pépites que recèle cette discographie, depuis les joyaux au charme intemporel de l’ORTF jusqu’aux dernières publications minkowskiennes, et puisque l’on est encore dans la période où les vœux sont permis, espérons ! Espérons que l’année bicentenaire soit celle d’un regain d’intérêt pour l’œuvre du grand Jacques et espérons que cette ferveur nouvelle trouve des traductions au disque ou au DVD pour, dans l’ordre : graver une première fois les œuvres encore absentes, donner des versions actualisées et musicologiquement consolidées des œuvres majeures que sont Geneviève de Brabant, Daphnis et Chloé, Barbe Bleue, Madame Favart, La Fille du Tambour-major, Fantasio, Robinson Crusoë ou Le Voyage dans la Lune (liste non exhaustive), et enfin consacrer au disque la version la plus aboutie de la partition des Contes d’Hoffmann. On finira par une note d’optimisme : les ressources existent pour cette entreprise ambitieuse (dont on se prend à rêver qu’elle pourrait même être encouragée voire soutenue par les pouvoirs publics au regard de son évident intérêt patrimonial). La jeune génération du chant français regorge de talents que l’on imagine sans peine dans ce répertoire (Stanislas de Barbeyrac, Nicolas Courjal, Karine Deshayes, Marianne Crebassa, Sabine Devieilhe, Julie Fuchs, et plein d’autres), et certains chefs (on pense à Enrique Mazzola et Laurent Campelonne) témoignent d’affinités évidentes avec la musique d’Offenbach. Alors en 2019, célébrons, grisons-nous, amusons-nous, et enregistrons !