Parmi les hommes de l’ombre qui rendent possible de monter un spectacle d’opéra, il y a les agents artistiques, avec l’aide desquels les directeurs de théâtre peuvent constituer une distribution pour chaque œuvre programmée. Pourtant, ce métier pâtit parfois d’une réputation sulfureuse, au motif que l’agent s’enrichirait aux dépens des chanteurs. Olivier Beau, créateur de l’agence BLG Artist Management, nous dit toute la vérité.
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Comment devient-on agent artistique ?
Il n’existe aucun diplôme spécifique, même si certaines universités proposent des formations du type « administration et gestion de la musique ». J’ai fait des études de médiation culturelle à l’université de Metz, mais je suis aussi diplômé de l’Ecole du Louvre. J’ai fait mes armes au sein d’une agence artistique parisienne pendant quelques années, puis j’ai créé ma propre agence avec mon associé, Hervé Le Guillou, il y a maintenant presque 10 ans. Tous les agents ont suivi un parcours différent. Ce qu’il faut au départ, c’est être passionné par l’opéra, savoir lire la musique, bien connaître le répertoire, les voix. Pour être capable de placer un artiste, l’agent doit savoir quelle typologie vocale correspond à quel rôle pour pouvoir suggérer de façon pertinente tel chanteur pour tel rôle. L’agent doit avoir la foi, croire en ces chanteurs qu’on a choisi de représenter : 80% du travail de placement accompli par un agent ne débouche sur aucun résultat concret, donc il faut vraiment être confiant dans le talent des artistes pour continuer à les défendre, sans se laisser décourager.
Par où commence le travail de l’agent ?
Il y a plusieurs façons de se constituer une « écurie » de chanteurs. Je reçois énormément de candidatures. Je les écoute systématiquement. Si cela me plaît, j’organise une audition et je décide de les prendre ou pas. Des auditions spécifiques sont régulièrement organisées pour les agents (notamment par les opéra-studios) et j’assiste aussi aux concours lyriques et examens du Conservatoire. C’est l’occasion d’entendre de nouveaux talents. Pour les artistes qui ont déjà un agent mais qui souhaitent changer de management, ils viennent parfois me trouver, sur les conseils d’un directeur de théâtre ou d’un de leurs collègues chanteurs. Beaucoup de gens rêvent de découvrir les futures gloires du chant. Pour moi, il ne s’agit pas forcément de révéler la star de demain, mais de donner à un artiste les moyens de trouver des engagements et de construire sa carrière, petit à petit. Pour un agent, la règle d’or est d’aimer l’artiste. C’est une pure question de goût, de subjectivité, mais je serais incapable de « vendre » une voix que je n’aime pas. Après, tout est affaire de stratégie : un agent doit diversifier son offre pour pouvoir répondre aux exigences de chaque répertoire, mais sans concurrencer ses propres chanteurs au sein de la même liste. Il peut difficilement représenter trois Reines de la nuit, par exemple. Deux, c’est l’idéal, car si l’une n’est pas libre, il peut tenter de placer l’autre. Il faut aussi trouver un équilibre entre les « locomotives » et les artistes en début de carrière, pour qui tout est à faire.
A quel moment l’agent intervient-il dans l’établissement d’une distribution d’opéra ?
Dès lors qu’on a sa liste d’artistes, on part frapper à toutes les portes. L’agent artistique est le « représentant de commerce » du chanteur, et il doit être là au moment où un directeur de théâtre réfléchit à une production qu’il veut monter. C’est l’agent qui démarche généralement le directeur de théâtre, sauf quand le directeur connaît déjà le chanteur et qu’il souhaite l’engager. Dans ce cas là, je réponds à la demande. A part dans les très grandes maisons, les distributions se font désormais un an et demi à l’avance, en moyenne ; à cause des problèmes de subventions et de budgets qui baissent d’année en année, on programme de plus en plus tard. Actuellement, je travaille encore pour la saison 16-17 de la plupart des théâtres français. Il en va différemment pour les grandes maisons internationales. Une production se construit parfois autour de tel chanteur – ou chef d’orchestre ou metteur en scène – que le directeur veut engager, alors on choisit les dates selon ses disponibilités, mais cela reste assez rare me concernant, c’est davantage le cas pour les stars. L’agent doit être là au moment où le directeur de théâtre commence à concevoir sa distribution. En rendez-vous, je dois composer mentalement une distribution en cinq secondes, pour tous les titres de la saison en question. En fait, je peux proposer un nom tout de suite et si le directeur approuve, l’affaire est conclue. Mais la plupart du temps, ça se passe après le rendez-vous, une fois dans mon bureau, en fonction des disponibilités des artistes et selon les goûts du directeur. C’est à cela qu’on mesure la rigueur et le professionnalisme d’un agent : pendant les quelques jours qui suivent le rendez-vous avec le directeur de théâtre, c’est à moi de faire des suggestions et de relancer régulièrement, par mail ou par téléphone. Il faut aussi savoir passer son tour lorsqu’aucun de mes artistes ne correspond parfaitement à la typologie vocale du rôle en question.
C’est à ce moment-là que vous « vendez » vos artistes ?
Si le directeur ne connaît pas encore le chanteur que je lui propose, il faut trouver une date d’audition, ce qui peut prendre du temps car les rares créneaux d’auditions sont généralement pris d’assaut. Si le directeur connaît l’artiste et l’apprécie, le recrutement peut avoir lieu. Commence alors la négociation du cachet, et ces dernières années les tarifs ont beaucoup baissé tout comme le nombre de représentations par production. Il y a dix ans, une Barberine dans Les Noces de Figaro touchait 2500 euros par soirée, mais c’est maintenant plutôt entre 1000 et 1500 euros. Les cachets sont très variables d’une maison à l’autre : le même rôle peut être payé tant dans tel théâtre, et deux ou trois fois plus dans tel autre. Chaque directeur a désormais son propre barème de cachet. Je négocie pour mes chanteurs un brut par représentation, plus le remboursement du voyage aller-retour entre leur domicile et leur lieu de travail. L’artiste doit généralement se loger à ses frais, mais j’en tiens compte dans le cachet que je demande ; les directeurs ont tendance à l’oublier mais le temps de présence imposée n’a pas changé au fil des années, donc cela coûte toujours aussi cher alors que la rémunération elle, baisse. Une fois que nous sommes tombés d’accord, les contrats peuvent être rédigés.
Votre travail est alors terminé ?
Il commence ! Car alors c’est le travail de « production » qui va prendre beaucoup de temps. Il faut envoyer le matériel administratif pour l’élaboration des contrats, les fiches de mesures pour la fabrication des costumes de scène, les photos et biographies pour les programmes de salle, organiser les visas et permis de travail lorsqu’il s’agit d’un engagement à l’étranger, organiser les arrivées retardées ou les absences occasionnelles en cas de besoin, envoyer leur planning aux chanteurs, les partitions lorsqu’elles sont fournies par l’opéra, les coupures souhaitées par le chef d’orchestre, s’occuper du voyage, des transferts et de l’hébergement, même si ce sont souvent les artistes eux-mêmes qui se débrouillent sur ce plan-là. Mon travail s’arrête au premier jour de répétition, après quoi, je passe le relai, je confie mes chanteurs à une maison d’opéra. Puis l’agent va assister à la générale ou à la première du spectacle : ce n’est pas une obligation, mais cela fait plaisir à l’artiste (et à moi aussi ! un peu comme une récompense du travail effectué en amont) et c’est une occasion de rencontrer le directeur du théâtre.
Comment se passent en général les relations avec les chanteurs ?
C’est là que l’agent doit manifester ses qualités humaines. Il faut faire preuve de patience, de psychologie avec les artistes, comprendre leurs attentes, leurs angoisses quand ils n’ont pas de travail, leurs souhaits artistiques, et parfois avoir le recul qu’ils n’ont pas. Je suis là pour leur annoncer les bonnes et les mauvaises nouvelles. Il peut arriver qu’une audition ne soit pas concluante, ou qu’un directeur de théâtre soit déçu de la prestation de l’artiste. Ce ne sont pas des machines et eux aussi ont de moins bons jours. C’est à moi de le dire à l’artiste. L’agent sert alors de pare-chocs entre l’artiste et le directeur. Il faut dire la vérité, tout en ménageant l’artiste en arrondissant parfois angles. Pour le répertoire, les chanteurs demandent conseil à leur professeur de chant mais aussi à leur agent. J’ai ainsi eu des conversations passionnantes sur les airs à présenter en audition ou les rôles à travailler. Ensuite, je tâche de les orienter en fonction de la demande, je leur suggère d’interpréter plutôt tel air pour une audition dans tel théâtre.
Et puis j’adore ça, le côté parfois un peu dingue des artistes ! J’aime essayer de les conseiller pour qu’ils puissent donner le meilleur d’eux-mêmes, de les débarrasser des soucis matériels pour qu’ils n’aient plus qu’à chanter. Les artistes, on leur pardonne beaucoup de choses, car on les a choisis, et on est là pour leur rendre service.
Le métier d’agent est un métier ingrat ?
Quand un artiste n’a pas de travail, on dit que c’est son agent qui est mauvais ; quand il a du travail, c’est parce qu’il a du talent, mais on ne dit jamais que c’est grâce à son agent. C’est le problème de l’œuf et de la poule : un chanteur se vend bien parce qu’il a un bon agent, ou l’agent est bon parce qu’il n’a que de bons chanteurs ? En fait, l’agent sert d’intermédiaire pour expliquer à l’artiste pourquoi sa carrière décolle ou ne décolle pas. Il y a beaucoup de paramètres qui nous échappent, des questions de mode, de snobisme. Pourquoi tel chanteur devient tout à coup très demandé, alors qu’il n’est pas meilleur que bien d’autres ? Rares sont les artistes qui font l’unanimité. La plupart des chanteurs plaisent à quatre ou cinq directeurs de théâtre, et il faut leur composer une saison avec ces quelques employeurs. Difficile de remplir le calendrier d’un artiste avec la quinzaine de théâtres d’opéra qui existent en France. Les stars, elles, se vendent toutes seules, on n’a qu’à indiquer aux directeurs de théâtre si elles sont disponibles ! Dans ce cas l’agent devient presque une caisse enregistreuse ! Ce n’est pas ma conception du métier.
C’est la réaction de certaines maisons d’opéra qui sont plus déstabilisantes. Même lorsqu’un artiste donne entière satisfaction en production, il n’a nulle garantie d’être réengagé… Des motifs de frustration : la mode du « jeunisme » dans certaines maisons, constamment à la recherche de sang neuf, pour être le premier à avoir engagé « le nouveau Roberto Alagna » ou la « nouvelle Natalie Dessay » (au risque parfois de grosses déconvenues), les options posées dans le calendrier des artistes – manifestant ainsi le souhait des directeurs de les engager – qui n’aboutissent finalement pas, ou certains rôles proposés par les directeurs qui ne correspondent pas vraiment à l’évolution vocale des chanteurs. L’agent qui travaille avec ses artistes depuis des années a la prétention de mieux connaître leurs voix !
L’agent est souvent caricaturé comme un vampire qui se nourrit du travail de ses artistes, comme un proxénète qui se rémunère sur les prestations d’une prostituée ! En France, l’agent prend 10% sur le cachet du chanteur (la loi le lui impose). Ailleurs en Europe, c’est 15% et jusqu’à 20-25% dans les pays Anglo-Saxons. D’où le sentiment d’écœurement de l’agent français qui voit les autres agences bien contentes de placer leurs chanteurs (pas nécessairement meilleurs) en France, en facturant des commissions supérieures.
En France, il est de bon ton d’engager des chanteurs fiscalement domiciliés hors de France (peut-être par snobisme pour prouver une portée internationale, ou bien pour des raisons simplement économiques : un chanteur européen avec un formulaire A1 – dispensant à l’employeur de payer certaines cotisations sociales – coûte moins cher qu’un chanteur français). Regardez les distributions de certaines maisons en France, à commencer par la plus grande. La question de la qualité artistique est un faux débat car il y a d’excellents chanteurs en France, tant pour les premiers plans que pour les rôles secondaires. Les cachets et commissions d’agences payées avec de l’argent public profitent alors aux artistes étrangers et à leurs agents qui payent leurs impôts et charges dans leur pays respectifs. La France paye donc deux fois : le cachet de l’artiste étranger qui chante en France (dont la commission d’agence), et les indemnités de chômage de l’artiste français qui reste chez lui sans travailler. Bien sûr, ces maisons avancent uniquement l’argument artistique dans le choix des chanteurs…
En résumé, lorsqu’on est agent artistique, on peut devenir très facilement paranoïaque ! Mais il faut se dire qu’on ne peut pas être responsable de tout et que la satisfaction d’un chanteur à qui on annonce un engagement ferme est la plus belle des récompenses et nous fait oublier rapidement toutes les déconvenues !
Propos recueillis le 10 février 2016