Dans la grande salle du Théâtre Royal de la Monnaie, un plafond de Philippe-Marie Chaperon et Alfred Rubé intitulé « La Belgique protectrice des arts ». C’était en 1887. Hélas, les temps changent. A l’heure où nous écrivons ces lignes, la maison reste menacée par les mesures d’économies qui l’ont déjà obligée à sacrifier son pôle Danse et à annuler plusieurs projets lyriques. Economies ? La diète budgétaire a bon dos. En réalité, l’affaire semble bassement politique. Les uns, nationalistes et séparatistes flamands, paraissent vouloir saper l’institution (et tout un pan de la culture avec elle) – pour mieux liquider ce qui reste d’état fédéral, sans doute – ; les autres, qui juraient tout faire pour empêcher ce naufrage, s’en préoccupent à peine (voire absolument pas ; sinon mal). Difficile, pourtant, de ne pas se souvenir que c’est une représentation de La Muette de Portici d’Auber – avec son « Amour sacré de la patrie » – qui mit le feu aux poudres de la révolution aboutissant à l’indépendance du pays, en 1830. Quel symbole ! Quelle Histoire ! Quel gâchis…
Adresse : 23, Place de la Monnaie, 1000 Bruxelles
A quelques minutes à pied et à l’autre bout des Galeries Royales Saint-Hubert – qui abritent, outre des boutiques de luxe et de chocolat, deux théâtres, un cinéma d’art et d’essai, et le musée des lettres et manuscrits –, la « plus belle place du monde », rien que ça.
Site web : www.lamonnaie.be
Architectes : Louis Damesme pour la façade (1819), Joseph Poelaert pour le corps de l’édifice actuel.
Année de construction : 1700 (pour le premier bâtiment construit par Paolo et Pietro Bezzi), 1855 pour la reconstruction de Poellaert.
Style architectural : néoclassique
Répertoire de prédilection : éclectique. De Monteverdi à l’opéra contemporain, tout y passe. Marque de fabrique : si Bruxelles n’a pas de pétrole (et rarement de grandes stars, ou bien en récital), elle a de l’audace – pour commander un livret à Nick Cave (Shell Schock) ou créer avec Björk (Medúlla), s’il ne faut évoquer que les productions de 2014/2015.
Histoire : C’est sur le site de l’hôtel des Ostrevent, ancien atelier monétaire démoli en 1595, que Maximilien-Emmanuel de Bavière, gouverneur des Pays-Bas espagnols, décide, en 1700, de faire construire le théâtre dont nous parlons*. Vendu en 1717, retapé plusieurs fois, les troupes se succèdent (parfois rapidement), les directeurs valsent (on note le brillant passage de Favart, entre 1746 et 1748), et l’édifice se décrépit.
En 1818, la ville de Bruxelles, qui administre désormais l’institution, fait raser le bâtiment et en construit un nouveau. On rouvre le 25 mai de l’année suivante avec La Caravane du Caire de Grétry. Les grands noms affluent – celui de Maria Malibran nous parle encore –, et Jean-Antoine Petipa (père de Marius) prend la direction du corps de ballet.
Le 25 août 1830, le public de La Muette de Portici sort donc de la salle en furie, prêt à lever le peuple contre Guillaume 1er, roi des Pays-Bas. C’est en tout cas comme ça, vu par le petit bout de la lorgnette, que les écoliers belges entendent l’Histoire, qu’il faudrait, bien sûr, replacer dans son contexte (infiniment plus complexe) pour en comprendre les tenants et aboutissants – mais pas ici. L’indépendance acquise, la nouvelle monarchie assise sur son trône, la vie reprend avec Boieldieu, Halévy, Meyerbeer, Bellini, Donizetti, Verdi et consorts, jusqu’à l’incendie destructeur du 21 janvier 1855. Nouvelle reconstruction, quasiment à l’identique, et nouvelle inauguration, le 24 mars 1856, avec Jaguarita l’Indienne d’Halévy.
Après le four de Tannhäuser à Paris (1861) et la défaite de Sedan, Wagner trouve à Bruxelles une scène propice à la création de ses œuvres en français. Lohengrin (1870), Le Vaisseau fantôme (1872), Tannhäuser (1873), La Walkyrie (1887), Siegfried (1891), Tristan et Isolde (1894), L’Or du Rhin (1898), Le Crépuscule des dieux (1901) et Parsifal (1914) ; la « musique de l’avenir » dans la langue de Voltaire, c’est en Belgique que ça se passe. Avant, après, ou à la place du pèlerinage à Bayreuth, on vient apprendre son œuvre d’art totale à La Monnaie. Grâce à cela, le théâtre acquiert une renommée européenne et, jusqu’en 1914, donne asile aux compositeurs tricolores qui se heurtent, chez eux, à l’anti-wagnérisme des directeurs et de certains critiques (Cf. « créations marquantes »). Après la Grande Guerre et l’occupation de la ville par les Allemands, on polémiquera pour savoir s’il faut continuer à monter les ouvrages de l’auteur du Ring. La question est tranchée en 1921, et Wagner réintégré au répertoire.
Plus proche de nous, on notera deux ères marquantes : celle de la danse, et celle de Gérard Mortier. Oubliées, les ballerines de Petipa. Place à Béjart ! Soit l’avant-garde chorégraphique installée là en 1960 par le directeur de l’époque, Maurice Huisman. La troupe des Ballets du XXe siècle restera dans les murs bruxellois jusqu’à la discorde avec Mortier – qui engage la bande à Mark Morris pour la remplacer. Anne Teresa de Keersmaeker arrivera sous Foccroulle.
Le directeur gantois, lui, marquera les esprits autant qu’il laissera la trésorerie exsangue. Anticonformiste, il redynamise, à compter de 1981, une vieille dame qui végète depuis un moment. Qu’il agace ou qu’on le vénère, c’est un fait : des années encore après son règne, la maison paie ses dettes mais vit sur son héritage. On ose à peine imaginer ce qu’il dit, de là-haut, de la situation actuelle. Avec un peu de chance, les oreilles de certains sifflent, au plus « haut niveau » de l’Etat…
Premier opéra représenté : mystère. La presse ne mentionne rien avant l’Atys de Lully joué le 19 novembre 1700.
Créations marquantes :
- Hérodiade (Massenet), 19 décembre 1881
- Gwendoline (Chabrier), 10 avril 1886
- Fervaal (D’Indy), 12 mars 1897
- Le Roi Arthus (Chausson), 30 novembre 1903
- Les Malheurs d’Orphée (Milhaud), 7 mai 1926
- Antigone (Honegger), 28 décembre 1927
- Le Joueur (Prokofiev), 29 avril 1929
Education : qu’on se le dise, La Monnaie aime les petits, même lorsqu’ils deviennent grands. De l’école primaire à l’université, elle sensibilise, guide, et tente d’enchanter les plus jeunes. Les enseignants solliciteront l’Association Ecole-Opéra ; les parents guetteront les activités estampillées « Opera & Family ». A noter également, Un pont entre deux mondes, programme social tourné vers les plus fragilisés, y compris en milieu carcéral.
Meilleures (ou pires) places : Dans cette salle hybride (d’inspiration italienne avec de bons plans à la française, pour les balcons), on préférera forcément ne pas opter pour les fonds de loge. Pour les moins aisés de ses 1152 spectateurs, le pigeonnier est bigrement inconfortable, exige une certaine souplesse (voire une souplesse certaine), et ne garantit pas d’y voir quoi que ce soit.
Le bémol : bilinguisme oblige, les surtitres en français et en néerlandais se répartissent sur deux panneaux. A chaque acte, ils alternent : langue de Voltaire d’un côté, de Vondel de l’autre ; puis inversement. Hélas pour quelques malheureux des étages supérieurs, le lustre qui se trouve entre eux et une moitié du dispositif (sous certains angles) les empêchera de suivre l’intégralité du texte. Mais sans la bascule, les plus malchanceux – ceux qui ne pourraient lire que la version qu’ils ne comprendraient éventuellement pas –, perdraient tout. Un bel exemple de compromis à la belge…
Le dièse : Où que vous vous trouviez dans le monde, rien de ce qui se passe sur la scène de La Monnaie ne peut vous échapper – et gratuitement, avec ça. Financée par le mécénat, la politique de streaming est la suivante : quelques jours après la dernière représentation, la vidéo de chaque production est mise en ligne pour une durée de trois semaines. En cas de pépin (tout peut arriver), filez sur le site de Musiq3, qui les relaie.
Autre outil informatique inestimable, CARMEN détaille les archives de l’institution par le menu et offre de multiples options de recherche. Une mine où tout un chacun peut consulter librement les documents déjà numérisés (lettres, partitions, programmes, livrets, croquis, etc.). Les maisons d’opéra 2.0, c’est chic ! Ce n’est pas Forumopera.com qui vous dira le contraire…
Accès : le Thalys met Bruxelles à 1h20 de Paris. Donc, usagers du train, bien que le plat pays vous paraisse minuscule, vous atteignez la capitale de l’Europe plus rapidement au départ de la France que de… certaines localités belges (sans parler du retour, en général impossible à l’issue de la représentation). Alors, à moins d’habiter à portée de métro, de tram ou de bus (descendez alors à la station De Brouckère, bien desservie), polluez ! Pas d’autre choix… Les automobilistes bénéficient d’ailleurs d’un tarif préférentiel aux parkings Monnaie et Ecuyer (5 euros).
Tenue : Venez comme vous êtes.
Vestiaires et parties communes : Lorsque que le public se bouscule au portillon – un hall d’entrée moderne en marbre noir et blanc –, il lui faut aussi patienter au vestiaire engorgé avant de sortir. Puisque les portemanteaux se situent tous au rez-de-chaussée de ce bâtiment relativement exigu (muni d’un ascenseur pour les personnes à mobilité réduite), plus vous descendrez de haut, plus la file sera longue.
Cossu et doré, le Grand Foyer décoré en 1856 accueille les introductions aux représentations, les rencontres avec les artistes, les concerts de musique de chambre. On s’y dégourdit aussi les jambes un verre à la main durant les entractes – à moins de préférer chiner dans les bacs de l’étroite boutique, où il faut, à cette heure-là, jouer des coudes.
Tarifs 2014/2015 : de 12 à 160 euros. Avec la carte « Go!péra » (5 euros), les moins de 30 ans bénéficient d’une réduction de 30% sur tous les spectacles.
Anecdote : lu dans le journal La France du 10 avril 1887 : « Ah ! Les Belges ! Bruxelles ! Voilà la vraie capitale de la France ! La Monnaie est le premier théâtre de Paris ». Une plume wagnérienne, certes, et alors ?
Où dîner à proximité : au Café de l’Opéra, grand classique, ou Aux Armes de Bruxelles, pour la « couleur locale » – et ses incontournables croquettes aux crevettes. Rendez-vous dans ce cas au numéro 13 de la rue des Bouchers, que sinon le touriste évitera.
Où dormir à proximité : tant qu’à faire les choses en grand, à l’Hôtel Métropole, cinq étoiles entre style Empire et Art Nouveau. Un quasi décor de cinéma.
*Pour la liste exhaustive des représentations tenues au XVIIIe siècle, voyez directement avec César