En amont des représentations barcelonaises d’Un ballo in Maschera, du 7 au 29 octobre prochain, retour sur la véritable histoire de Gustave III qui inspira le livret de l’opéra de Verdi.
Ce soir du 16 mars 1792, un bal masqué bat son plein à l’Opéra royal de Stockholm, bâti juste dix ans auparavant par l’hôte de la fête, le roi Gustave III. Tandis qu’il déambule au milieu d’une foule empressée, le monarque peut être ce soir tout à la fois satisfait et inquiet.
Satisfait de cette institution, dont il avait fondé la troupe dès 1773 sur le modèle de l’Opéra royal de Versailles, où il avait effectué deux séjours et qu’il admirait tant, lui qui, inspiré par les Lumières, avait notamment promu les Arts et créé l’Académie suédoise sur le modèle de la Française ; lui qui avait défendu les minorités, modernisé le code pénal en interdisant la torture dès l’année suivant son avènement et réduit considérablement l’usage de la peine de mort ; lui qui avait tenté d’arracher au clergé suédois l’abandon de la notion de crimes de sorcellerie et qui avait renforcé les droits individuels des Suédois comme des étrangers en proclamant pour ces derniers la liberté de religion sur le sol national ; lui qui, enfin, avait rénové les finances du royaume et sauvé son peuple de la famine grâce à la libéralisation du commerce du blé, remboursé la dette de l’Etat et supprimé l’impôt pour les paysans ayant au moins 4 enfants.
Mais ce 16 mars 1792, alors qu’il a tout juste 46 ans et après plus de vingt ans de règne, l’étendue de son œuvre, sur un plan culturel mais aussi politique et économique, ne suffit pas à atténuer son inquiétude. Car pour imposer ces réalisations, Gustave III s’est mis à dos un puissant conglomérat de parlementaires et d’aristocrates, sans parler de ses encombrants voisins russe et danois avec lesquels il entretient une paix armée.
Fils d’Adolphe-Frédéric, prince-évêque de Lübeck imposé sur le trône de Suède par la tsarine Catherine II en vertu du traité d’Åbo en 1743, Gustave III est le second souverain de l’éphémère dynastie des Holstein-Gottorp. Son père est un roi sans pouvoir, soumis à un Parlement tout puissant qu’un caractère faible et irrésolu empêche de contraindre davantage malgré les vives exhortations de sa femme, Louise-Ulrica (Ulrica, tiens, tiens…), sœur très ambitieuse de Frédéric II de Prusse et amie de Voltaire. Il faut dire que depuis la mort du charismatique et autoritaire Charles XII en 1718, la Suède s’est dotée d’un régime parlementaire et a ouvert « l’Ère de la Liberté », bien avant la Révolution française. Le monarque est alors relégué à un rôle subalterne. La Diète dirige le pays avec un Conseil exécutif et tous deux sont verrouillés par la haute aristocratie. En 1771, Adolphe-Frédéric « meurt d’avoir trop mangé » après s’être littéralement baffré lors d’un banquet, jusqu’au point de non-retour. Dès son accès au trône, Gustave III, poussé par sa mère, va profiter de l’état de déliquescence du royaume pour sonner le retour de la monarchie.
Francophile, il veut transposer en Suède ce qu’il a vu à Versailles et s’appuie sur le peuple, notamment dans les campagnes. Le 19 août 1772, à la suite du soulèvement de plusieurs garnisons, il fait jeter en prison les membres du Conseil et affirme vouloir « abolir le despotisme des partis et remplacer l’arbitraire par un gouvernement ferme », ne donnant pas d’autre choix aux députés de la Diète que d’accepter une nouvelle Constitution. Le roi cherche également à affirmer sa puissance vis-à-vis de ses voisins au prix d’une guerre avec la Russie.
Lorsque la Révolution française éclate, et malgré ses idées inspirées des Lumières, Gustave III ne tarde pas à manifester sa « grande horreur ». Il est toujours resté convaincu du caractère divin du pouvoir royal. Il n’hésite pas à se tourner vers la Russie quelques semaines à peine après la paix de Värälä pour « punir » les Français. Il envisage même de monter une « croisade des rois » et fait feu de tout bois dans toute l’Europe, lui permettant au passage de redorer son blason diplomatique après la meurtrière guerre de 1788-1790.
Alors, ce 16 mars 1792, au cœur de cette fête morne et sans éclat, sans doute pense-t-il à tout ce chemin parcouru non sans se montrer soucieux du lendemain. Peut-être pense-t-il qu’il est lui-même allé trop loin dans les réformes et que beaucoup de ses ennemis voudraient, a minima, le déposer. L’après-midi même, un billet anonyme lui avait été remis, le prévenant d’un complot, un de plus. Son chef de la sécurité, le vrai, le baron d’Essen, lui conjure de prendre l’avertissement au sérieux. Il n’en fera rien. Dans la foule, il est très reconnaissable, notamment à sa démarche très vive et aux décorations qu’il porte. Plongé dans ses pensées, il ne remarque pas qu’un groupe d’hommes masqués s’approche de lui avec un groupe de curieux. Un homme appuie contre sa poitrine un pistolet. Cet homme, c’est Johan Jacob Anckarström, un ancien officier de la Garde, qui avait été accusé de diffamation contre la personne du roi quelques mois auparavant mais laissé en liberté. Anckarström voue à Gustave III une haine farouche. Il était donc prédestiné à être désigné pour lever devant le roi le pistolet fatal. On entend un coup de feu étouffé. Gustave s’effondre, le tueur se cache. On ferme toutes les portes, personne ne peut s’échapper. La police prend immédiatement les noms de tous les présents. On transporte le roi, très gravement blessé, dans l’appartement qu’il avait fait aménager au-dessus de l’opéra. Anckarström est démasqué et arrêté. Il a agi sur ordre d’un petit groupe d’aristocrates déchus menés par le général Pechlin. L’assassin est fouetté trois jours durant en public et exécuté. Sa famille est contrainte de changer de nom.
Tout cela aurait pu faire un opéra de bonne tenue, quoiqu’un peu foisonnant. Mais il manquait à Scribe, librettiste du premier opéra inspiré à Auber en 1833 par l’assassinat de Gustave III, un mobile plus séduisant. Quoi de mieux alors qu’une histoire d’amour adultère parachevée par un crime passionnel ? Lorsque trente-cinq ans plus tard, Verdi prend connaissance de ce livret, il l’adopte sans sourciller et le fait adapter par Antonio Somma. Las, les gros ciseaux et autres idées incongrues de la censure napolitaine vont, après mille péripéties, porter bien loin de la cour de Suède cette histoire purement fictive.
Car, en fait, Gustave III était marié, depuis 1766, et avec Sophie-Madeleine de Danemark. Le couple était assez loin de vivre d’amour et d’eau fraîche et on prêtait au roi des penchants plus masculins. Il y a donc, on le voit, peu de similitudes avec l’opéra. Dans la première version non censurée, Anckarström devient d’ailleurs le chef de la sécurité personnelle du roi.
Parmi les similitudes, toutefois, on trouve des références à l’esprit éclairé du monarque, dès la scène initiale dans laquelle il proclame que « le pouvoir n’est rien s’il ne sert pas à sécher les larmes des sujets ». Le second tableau du premier acte, chez Ulrica la devineresse où Gustave/Riccardo vient avec bonne humeur, rappelle que Gustave III avait tenté de mettre fin à la notion de « crime de sorcellerie » contre son clergé et la justice. D’ailleurs, dans l’opéra, il refuse d’accepter la sentence du juge qui veut exiler la magicienne. Pour le reste, rien ne peut être rattaché à la vérité historique. Cependant, dans le livret original, les conspirateurs sont les comtes Horn et Ribbing de Leuven, lesquels ont bien fait partie de la vraie conjuration. Ils étaient parmi les courtisans dont les noms ont été relevés le 16 mars 1792. Enfin, la mort de Gustave/Riccardo et l’introduction du fameux air final « Ella è pura » rappellent que Gustave III, moribond après l’attentat, avait pardonné à ses assassins et demandé qu’on les traitât avec clémence. « Grazia ad ognun. Signor qui sono. Tutti assolve il mio perdon ».
Gustave III avait dans un réflexe défensif détourné légèrement l’arme du crime. Mais sa blessure était incurable. Après une terrible agonie, l’un des plus grands rois de Suède expire le 29 mars 1792 à 10 heures du matin.
Est-ce pour ne pas avoir à y croiser son fantôme que le gouvernement suédois fait démolir les lieux du crime juste cent ans plus tard, pour construire le bâtiment que l’on connaît aujourd’hui ? Qui sait si le lointain successeur de Gustave III, Oscar II, lorsqu’il l’inaugure en 1899, ne s’est pas remémoré ces mots prononcés par son prédécesseur juste avant l’attentat : « Allons voir maintenant s’ils oseront m’assassiner ».