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Franco Corelli, le prince triste

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Nécrologie
8 avril 2021
Franco Corelli, le prince triste

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Détails

Interrogé un jour sur le si bémol du « Celeste Aida », Nikolaus Harnoncourt déclara que la nuance piano morendo indiquée par Verdi relevait d’un sadisme de compositeur et que les chefs d’orchestre devaient admettre que cette nuance était, en pratique, impossible à exécuter pour la majorité des ténors. 

Franco Corelli n’appartenait pas à cette majorité. 

Son morendo est non seulement parfait techniquement, mais il est expressif : il justifie la demande de Verdi. 

Dieu sait pourtant si l’on moqua, en son temps, les effets vocaux de Corelli. Les « smorzandi » qu’il avait tendance à faire valoir sur l’aigu (voyez « E lucevan le stelle ») ne se comparaient qu’à sa propension à tenir pendant treize secondes des notes qui pouvaient aussi bien n’en durer que trois. Et cela sans même parler des fameux « sanglots » qu’il saupoudrait un peu partout comme pour ajouter au pathos des situations (voyez son duo avec Bastianini dans laForza historique de Naples). 

Longtemps, ces prouesses techniques mêlées d’accommodements solfégiques tempérèrent l’exemplarité de Corelli, le mettant sur un pied d’égalité avec son rival et ami Del Monaco : ténor italien de répertoire essentiellement italien chanté à la manière italienne. Quelque régionalisme lui était imposé là malgré la carrière mondiale. 

Peut-être ces limites imposées à son rayonnement furent-elles aussi, pour les doctes observateurs, l’expression d’une pudeur. Pudeur face à l’évidence presque gênante, presque indécente, presque obscène : quand Corelli parut, il devint aussitôt indispensable. Il n’avait pas eu à croupir dans des emplois de second rang. Ce fut une révélation. Une apparition. Et apparition fut immédiatement perçue comme telle par le plus grand nombre qui raffola de sa stature princière, de sa voix d’airain liquide, de son style émotif et le fêta sans relâche pendant toute sa carrière comme un demi-dieu. 

Il avait démarré tard. Une première orientation extra-musicale, la guerre, l’incertitude personnelle le conduisirent au chant quand déjà il avait vingt-cinq ans passés et c’est à trente ans qu’il fit ses débuts à l’Opéra de Rome, dans leRoméo et Juliette de Zandonai. 

Faut-il détailler la chronologie ahurissante de ses prises de rôles et la fulgurance de sa carrière ? Citons les grands jalons : Manrico à Rome dès 1951, Pollione avec Callas en 53 (Trieste), Dick Johnson à La Scala en 1956, Don Alvaro à Naples (1958), Maurizio avec Magda Olivero à Naples aussi (1959), première au Met en 1961 (Manrico) ; au Met, il sera le Cavaradossi de Callas pour son grand retour ) et le sera aussi pour elle à Paris en 1964) et y chantera pour la dernière fois en Calaf en 1974. 

 

L’énumération est fastidieuse car en somme, il a chanté les plus grands rôles de ténor spinto dans les plus grands théâtres du monde, sans altération audible pendant vingt ans, jusqu’à un retrait relativement précoce, avec un dernier Rodolfo de La Bohème à Torre del Lago à cinquante-cinq ans seulement. On raconte qu’il ne supportait plus le défi nerveux que représentait chaque soirée, où il fallait le propulser sur scène pour qu’il entre à temps. C’est possible. Comme il est possible aussi qu’il n’ait plus supporté non pas le trac que lui infligeaient ses nerfs fragiles, mais la dépense inouïe que représentait pour ses nerfs, justement, une incarnation toujours pleine, exigeante – épuisante – des rôles qu’il chantait. Car ce ne fut certes pas une question de voix seulement ; un film privé de 1981 la fait entendre presque intacte. 

 


 

Au moment où nous fêtons les dix ans de sa disparition, que reste-t-il de Franco Corelli ? 

A cette distance émerge la silhouette immense de celui qui fut sans doute le plus grand ténor de l’après-guerre. Cette affirmation digne d’une pochette de disque marketée pour le grand public à l’occasion d’un énième coffret de Noël trouve tout son sens avec Corelli. Car il posséda ce qu’aucun ténor après lui (et peu avant) ne posséda, et qui finalement fait tout le prix de cette voix : dans le rayonnement inouï de sa voix, dans la bravoure infinie, dans ce bronze sonore, on entend – sans qu’il soit besoin de s’y pencher tellement – une immense tristesse. Nous parvient, audible dans le ton et la couleur, comme un regret, l’écho d’un monde perdu. 

Cela n’est pas le fait de sanglots, ni de quelque trucage technique indûment exhibé ; non, ce qui saisit aussitôt chez ce colosse du chant, c’est une fragilité native, une déploration innée qui infuse toutes ses interprétations. Alors, le chant de ténor, ce chant italien, se colore de nuances nouvelles. A la virilité absolue se mêle une tendresse étrange ; à l’affirmation brave, une retenue, presque une hésitation : Corelli est un chanteur d’élégie et de songe avant d’être un guerrier enrubanné.

 

Oui, dans ce chant parfait, imparable et qu’on a taxé d’insolence un peu irréfléchie, qui n’entend surtout aujourd’hui une amertume, quelque chose de noir et d’inconsolable ? Les mélodies napolitaines chantées avec ce tempérament perdent soudain leur ton histrionique, une narration en émerge, prenante et toute de douleur retenue. Le « Core ‘ngrato » de Tokyo en 1973, il faudrait le réécouter cent fois pour en percer à jour le mystère d’âme. Les diminuendi ne sont pas ici complaisance vocale mais stases étranges, lenteurs – comme Richter interprétant la D894, suspendant les sons, s’en laissant pénétrer -, jusqu’à un aigu comme arraché aux tripes, tombant de nulle part, foudroyant.

Ainsi Corelli fut-il de tous les ténors le plus tragique. Il démontra le mieux tout ce que cette voix non-naturelle, fabriquée, musculaire, peut révéler de lézardes – qui ne sont rien d’autre que l’empathie même ; une façon de faire corps avec les personnages. Car que sont au fond ces ténors d’opéra ? Des jouvenceaux égarés, des héros écrasés, des jeunes premiers assassinés, des princes démolis. Dans « Non piangere Liù », ce n’est pas la tristesse de Liù qu’on entend : c’est celle de Calaf, sa détresse toujours tenue, altière. C’est cela le tragique : la déroute qui se surmonte et regarde le destin dans les yeux. 
 

Ayant pris sa retraite, Corelli enseigna à New York et en Italie. On le fêta et l’invita un peu partout. On chercha à lui voler le secret de cette voix hors-norme. On parla de larynx tenu bas, de prouesses pulmonaires, de je ne sais quels artifices encore supposés construire une voix comme la sienne. Mais on ne s’empressa pas d’imiter son regard comme désenchanté sur le monde, son itinéraire de prince déçu – cela ne fut qu’à lui. Puisque cependant l’on interroge les secrets techniques de sa vocalité, il importe de l’écouter parler de ses leçons avec Lauri Volpi, qui pendant quelques années l’enseigna par l’exemple, en chantant avec lui, en lui faisant inlassablement refaire la même phrase – jusqu’au jour où Lauri Volpi l’adouberait comme son successeur ; un successeur qui ne renia jamais son maître. 
 

Evoquant Lauri Volpi, Corelli utilise souvent la même expression : la « grande scuola ». Lauri Volpi était un chanteur de « haute école » (pour ne pas dire de grande école). Cette école communiquait à des générations de chanteurs les enseignements reçus des maîtres anciens, des compositeurs, des chefs de chant et d’orchestre qui avaient dans l’oreille Mozart, Rossini et Bellini, avaient serré la main de Verdi et dîné avec Puccini. Qui croira que cette haute école est d’abord une école de technique vocale ? Corelli disait pis que pendre des professeurs de chant et apprit les bases par lui-même. Ce n’est pas une technique qu’il reçut de Lauri Volpi : c’est une école, c’est-à-dire une culture du chant, faite de hauteur de vue, de discipline parfaite, de préparation impeccable. Ils nous font sourire ceux qui raillent les approximations rythmiques ou solfégiques de Corelli. Ils n’entendent donc pas cet arc idéal de la phrase ? La pureté des voyelles formant le chant même ? Ils n’entendent pas l’activation dans le mot italien du frisson particulier d’une signification éclairée par le chant ? Si, après cela, l’orchestre ne suit pas les ralentis du chanteur, tant pis pour l’orchestre. A nous, il reste au contraire la rigueur minérale d’un chant trouvant au creux de l’inflexion musicale l’affect juste, et faisant du galbe vocal, de la ligne haut tenue, du souffle devenant esprit, une sorte de condition absolue sans quoi le chant dégénère en banal barnum et n’a rien de plus à nous dire que n’importe quel divertissement ordinaire.

Voilà pourquoi, qu’on le veuille ou non, que cela plaise ou non, qu’on trouve cela stupide, borné et ringard ou non, Franco Corelli est une des rares aunes à laquelle aujourd’hui nous mesurons et continuerons de mesurer ce qui ici-bas s’appelle encore art lyrique. 

Discographie
 

  • Franco Corelli, collection ICON, EMI (4CD)
  • Cilea, Adriana Lecouvreur, dir Mario Rossi, Opera d’Oro.
  • Mascagni, Cavalleria Rusticana, avec Giulietta Simionato, dir. G. Gavazzeni, Opera d’Oro.
  • Puccini, Tosca, avec Leontyne Price, dir. K.Adler, Sony.
  • Puccini, Turandot, avec B.Nilsson, dir. G.Gavazzeni, Opera d’Oro.
  • Verdi, Il Trovatore, avec Leontyne Price, dir. Karajan, Salzbourg 1962, Deutsche Grammophon.
  • Verdi, La Forza del Destino, avec R.Tebaldi, dir. F.Molinari-Pradelli, Naples 1958

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