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Discrimination au Met

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Actualité
3 mai 2018
Discrimination au Met

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Lucine Amara reste un cas à part dans la longue histoire du Met. Elle y fait ses débuts en 1950, à 25 ans seulement : la voix du soprano est alors claire et limpide, et c’est sans doute pourquoi le tout nouveau patron du Met, Rudolf Bing, l’avait choisie pour interpréter la Voix du Ciel dans la production de Don Carlo qui inaugurait sa mandature en novembre. Au début, elle y chante essentiellement des rôles secondaires : la comtesse Ceprano de Rigoletto le mardi, Frasquita dans Carmen le jeudi et le vendredi Kate Pinkerton dans Madama Butterfly. Mais, entre une servante dans Elektra et la prêtresse dans Aida, elle peut aussi chanter un rôle plus important comma Nedda dans Pagliacci (tout ceci en 1952). Son répertoire de grands rôles s’élargit : Micaëla, Cio-Cio-San, Tatiana, Antonia, Donna Elvira, Nedda, Mimi, etc. Mais le soprano reste payé à la semaine, et non à la représentation ou au poids. Amara assure également les doublures des rôles principaux. Un peu lassée de se voir cantonnée dans ce rôle subalterne, Amara demande à Bing de la libérer quelques semaines par saison, pour qu’elle puisse entamer une carrière hors des murs de l’institution américaine, mais celui-ci refuse (elle avait toutefois chanté à Glyndebourne, Ariadne en 1954 et Elvira du Don Giovanni en 1955). De la même manière, Bing fera tout pour que Richard Tucker n’ait pas une carrière internationale trop importante, évitant de lui donner de la visibilité sur ses engagements new-yorkais futurs. De cette époque datent ses rares témoignages discographiques. En 1967, Rudolph Bing impose Amara en Ellen Orford aux côtés du Peter Grimes de Jon Vickers. Georg Solti, qui a une autre idée en tête, met son départ dans la balance mais Bing est inflexible et Solti sera remplacé par Colin Davis qui fera ainsi ses débuts au Met. Bing prendra même soin de renouveler lui-même le contrat d’Amara avant son départ en 1972. 

Mais au milieu des années 70, le soprano américain se voit proposer un simple contrat de doublure, et n’apparait plus sur scène qu’épisodiquement. L’angoisse du lyricomane new-yorkais, c’est alors d’ouvrir son programme et d’y trouver un papier précisant « Madame Leontyne Price souffrante est remplacée ce soir par Lucine Amara »… Le soprano doit parfois être sur le pont pour six doublures dans la semaine (soit, toutes les représentations) alors que les accords syndicaux en limitent le nombre à quatre (ce qui lui permettra de renégocier son salaire hebdomadaire). Un soir, elle remplace Martina Arroyo en plein milieu de La Forza del destino, juste avant l’air « La vergine degl’angeli ». Présente, dans la salle, la mère d’Arroyo, afro américaine, confiera avec humour son étonnement d’avoir vu sa fille changer de couleurs en quelques secondes. Amara n’en chante pas pour autant systématiquement quand le soprano prévu est souffrant, ou même lorsqu’elle est elle-même programmée. En février 1974 par exemple, le Met annule sa participation à une Bohème radiodiffusée (avec Franco Corelli) pour permettre à Montserrat Caballé (triplure plutôt que doublure) de bénéficier de la retransmission (et du cachet afférent dont on dit qu’il était généralement le triple d’un cachet habituel). Cette interprétation de Mimi par le soprano espagnol s’effectue entre deux représentations des Vêpres siciliennes (avec Nicolaï Gedda) : ce sera la seule fois au Caballé chantera le rôle au Met et, objectivement, l’occasion était trop belle. Toutefois, la chose est est brin inélégante car Opera News, la revue du Met, avait publié ce même mois une interview d’Amara en prévision de ladite retransmission, ce qui entraîne un nombreux courriers de fans (notamment dans la communauté arménienne dont elle est issue), scandalisés du procédé. Car le soprano est apprécié par une frange du public : nous avons le souvenir, à l’occasion du gala du centenaire du Metropolitan, d’un voisin hurlant à plein poumons « Lucine ! Lucine ! Lucine ! » alors qu’il n’avait manifesté jusque là aucun signe de trouble comportemental.

En 1976, à l’âge de 51 ans, elle porte plainte contre le Met auprès de la New York State Division of Human Rights  pour discrimination en raison de l’âge. Elle reproche essentiellement au Met de ne pas la laisser chanter en dépit de son contrat de doublure. Le cas semble impossible à défendre : au même moment, le Met supplie à genoux Birgit Nilsson, qui sort d’une Tétralogie à 57 ans, pour qu’elle revienne pour une série d’Elektra à 62 ans ! Mais James Levine, le directeur musical du Metropolitan (qui aime la jeunesse…), s’est un peu laissé aller dans une déclaration rapportée par le New-York Times : « Si Lucine Amara pouvait s’en aller, modifier sa couleur de cheveux, faire un lifting, changer de nom et revenir en chantant avec la même voix, elle serait l’un des sopranos le plus en vue ».  C’est ce qu’on appelle une boulette… Les parties trouvent finalement un arrangement et le procès est abandonné. Précisons qu’Amara touche à l’époque environ 50.000 $ par an et que le Met cotise pour sa retraite : un avantage que son renvoi lui aurait fait perdre.

En 1981, Lucine Amara retrouve, avec succès semble-t-il, les planches du Met, qu’elle avait quittées en 1977 (avec Elsa de Lohengrin), en chantant Amelia d’Un Ballo in maschera). Entre temps, la chanteuse s’était produite en Amérique du sud. Les provinces américaines ne sont pas davantage épargnées : Amara chante par exemple Turandot à Toledo, Ohio, en 1979. A partir de ce retour, Amara ne chantera plus que quelques représentations dans l’année. Comble de malchance (pour la chanteuse en tous cas), un grève de l’orchestre conduit à une annulation partielle de la saison et Amara ne pourra s’y produire dans Turandot ni Gioconda. Elle est également invitée au gala du centenaire en 1983 et interprète pour l’occasion le duo de Gioconda aux côtés de Bianca Berini : même à cette époque tardive, la voix ne fait pas son âge, remplissant sans problème l’immense auditorium, avec un timbre assez clair mais trop blanc, et sans vibrato excessif (au moment de la ménopause, Amara avait intégralement retravaillé sa technique avec son ancienne et unique professeur de chant). Elle fait finalement ses adieux dans une unique Madelon d’Andrea Chénier en 1991, représentation au Met qui coïncide d’ailleurs avec son droit à la retraite (rester plus longtemps n’aurait fait que diminuer ses droits, basés sur la moyenne de ses dernières années de carrière). A part ça, ce n’était pas une question d’argent.

Après sa retraite du Met, Lucine Amara ne reste pour autant pas inactive et devient directrice artistique du New Jersey Association of Verismo Opera (pour l’occasion, elle chante Mamma Lucia dans Cavalleria rusticana). Elle donne également des master classes d’interprétation ou de technique vocale et chante encore à l’occasion dans des hommages ou des soirées caritatives. Son histoire restera désormais indéfiniment connu des juristes américains, ce cas servant de référence en matière de discrimination. 

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