Erigé comme exemple du héros romantique par Alfred de Vigny qui a fait de son histoire l’une de ses œuvres phares, sujet du dixième opéra de Charles Gounod, le jeune Henri Coëffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars était-il vraiment à la hauteur de ce couronnement ?
Il faut dire que, parallèlement à cette « sanctification romantique », une autre mode parcourait la période : celle du dénigrement du cardinal de Richelieu, promu, lui, grand méchant loup. Ceux qui n’auront pas lu Cinq-Mars pourront toujours se souvenir des Trois mousquetaires de Dumas père ; ou de ce qu’écrit Victor Hugo dans Marion Delorme. Résultat : si Cinq-Mars est moins présent que d’Artagnan dans l’imaginaire collectif, le cardinal de Richelieu, lui, y a gagné une réputation noire très tenace. Dans l’œuvre de Gounod, il est partout et nulle part, tout comme Louis XIII, d’ailleurs, qui ne fait qu’un passage muet. C’est son homme à tout faire et âme damnée, le sinistre père Joseph du Tremblay, qui représente Richelieu et porte ses messages. Mais au moment où se déroule l’opéra, le père Joseph était mort depuis quelques temps déjà.
Collés à l’intrigue de Vigny, les librettistes de l’opéra de Gounod ont fait de Cinq-Mars un personnage idéalisé, chevaleresque, dédaigneux des intrigues bassement politiques mais sûr de son devoir pour « sauver le roi, la noblesse et la France » comme le chante le chœur des conjurés, quitte à frayer avec l’ennemi espagnol.
La vérité historique, à la fois respectée et habillée par Vigny et les librettistes Poirson et Gallet, est plus nuancée.
Au commencement est la relation complexe et erratique entre Louis XIII et son principal ministre depuis 1624. Malgré des tensions parfois vives, des vicissitudes et autres complots de Cour, le roi a toujours maintenu sa confiance et son soutien au cardinal. Ce qui a conduit ce dernier à avoir la main lourde contre la noblesse, y compris à très haut niveau, exilant les uns ou faisant exécuter les autres. C’était eux ou lui.
Au seuil des années 1640, Louis XIII est las. Il est constamment malade, mélancolique, fatigué des intrigues, lassé d’un pouvoir qu’il n’apprécie guère. On ne sait comment il a réussi, sur le tard, à faire, en deux ans, deux enfants à la reine, Anne d’Autriche, qu’il n’aime pas. Aussi, depuis toujours, et comme c’est l’usage à la Cour, a-t-il des favoris, parfois dévorés d’ambition. Richelieu garde un œil très renseigné sur ces derniers. Pour détourner l’attention du roi de la puissante Marie de Hautefort, dame d’honneur de la reine, le cardinal cherche un nouveau favori qu’il pourrait contrôler. Plusieurs années auparavant, il avait pris sous son aile le second fils du maréchal Antoine d’Effiat, qui avait trouvé la mort lors d’opérations militaires en Allemagne. Devenu page de Richelieu, Henri Coëffier de Ruzé d’Effiat, marquis de Cinq-Mars, est nommé en 1636, à 16 ans, commandant d’une compagnie des Gardes du roi. Il songe donc à lui comme favori du roi et le force, contre son gré, à devenir Grand-Maître de la Garde robe le jour même de ses 18 ans. Il passe pour être l’un des plus élégants et l’un des plus beaux hommes de la Cour et on ne tarde pas à le désigner au regard de Louis XIII, qui n’en fait guère cas. C’est la guerre contre l’Espagne qui va permettre le rapprochement. Cinq-Mars suit le roi en campagne et en profite pour s’illustrer un peu sur les théâtres d’opérations. Bientôt, le souverain ne s’en sépare plus, au point qu’on murmure que jamais Louis XIII n’avait eu de passion si violente pour quiconque. Exit Marie de Hautefort.
Le jeune ambitieux exige un titre plus conforme à son nouveau statut. Voilà qu’il veut être Grand Ecuyer du roi, l’une des charges les plus prestigieuses du royaume. Exit donc aussi le duc de Bellegarde, titulaire de la charge, dont l’heure de la retraite a sonné. Désormais, on appelle Cinq-Mars « Monsieur le Grand ». De fait, personne ne semble pouvoir l’arrêter. La fougue, la jeunesse, l’inconscience presqu’ingénue de Cinq-Mars redonne au roi des couleurs perdues, une liberté que ne permettait plus la pompe triste et étouffante de la Cour. Une ombre cependant ternit son enthousiasme : Cinq-Mars multiplie les conquêtes dès qu’il n’est plus auprès de lui. On le dit par exemple, comme tant d’autres, amant de Marion Delorme, la riche et belle courtisane que l’opéra de Gounod met au centre de la future conspiration dont elle accueille chez elle les acteurs. On y voit même Ninon de Lenclos, ce qui est crédible, puisque cette autre courtisane célèbre a vécu chez Marion Delorme à cette période.
Cinq-Mars devient de plus en plus incontrôlable pour le cardinal. Contrairement à ce que l’on entend dans le 1er acte de l’opéra, dans lequel il se montre sans autre ambition que de réaliser son rêve amoureux, le jeune homme exige toujours plus et se voit même remplacer Richelieu. Après plusieurs crises, la rupture est consommée par la ruine du projet de mariage que Cinq-Mars nourrissait avec Louise-Marie de Gonzague, fille du duc de Nevers, de 9 ans son aînée. Richelieu s’y oppose, jugeant avec dédain qu’une telle femme ne pouvait s’abaisser à ce point… Le fait est qu’elle deviendra, en effet, reine de Pologne. Dans l’opéra, on laisse au père Joseph le soin d’annoncer que Marie est promise au roi de Pologne, scellant comme dans la véritable histoire le basculement de Cinq-Mars.
Ce dernier rallie sans attendre les très nombreux adversaires du cardinal. En 1641, une conspiration pour rendre aux Grands leur pouvoir et en finir avec le principal ministre commence donc à éclore. Ils sont, avec Cinq-Mars, deux grands : le puissant duc de Bouillon et l’incorrigible Gaston d’Orléans, frère du roi, écarté d’une éventuelle Régence et qui veut récupérer sa place. L’opéra n’en parle même pas, alors qu’il est le chef, assez couard, du complot. Se joignent à eux, deux protagonistes plus modestes: Louis d’Astarac, vicomte de Fontrailles et François-Auguste de Thou.
Le premier, petit bonhomme difforme et fanatique, est prêt à tout pour se venger des affronts du cardinal, tout comme Cinq-Mars. Dans l’œuvre de Gounod comme dans la réalité, c’est lui qui réclame « une tête, un bras » pour frapper le prélat et qui se montre le plus âpre à s’en débarrasser.
Le second est devenu pour l’Histoire l’ami inséparable du Grand Ecuyer. L’opéra en fait presque un frère : « (…) je veux, ayant sur vous les droits d’un frère aîné (…) ». Or, ils ne se connaissent guère. Conseiller d’Etat, de Thou n’a jamais été l’ami d’enfance de Cinq-Mars et il est bien plus âgé que lui. Il est alors le Grand maître de la Bibliothèque royale. Ami de la reine qui l’a introduit à la Cour, il a conçu lui aussi une profonde aversion pour Richelieu et c’est cela qui rapprochera les deux hommes.
Fin 1641, l’influence de Cinq-Mars sur Louis XIII est devenue telle que tous pensent qu’il n’y aura pas beaucoup à faire pour perdre le cardinal, soit en le tuant, soit en le renversant. Gaston d’Orléans cherche néanmoins un point de repli sûr. Tous déduisent que pour éviter les ennuis, il faut un allié puissant. La chute de Richelieu vaut bien une trahison : on s’adresse à l’Espagne à qui on offre la paix et toutes les places conquises par la France en 20 ans de guerre en échange ! Les conjurés établissent un traité secret. Seul de Thou s’y oppose et n’y participe pas. « Ne frappez pas votre patrie » aurait-il pu dire comme son personnage dans l’œuvre de Gounod. Deux précautions valant mieux qu’une, on décide aussi de tenter l’assassinat. Les conjurés pensent trouver le bon moment à l’occasion du départ du roi en campagne en Catalogne, grâce à la complicité des fameux mousquetaires dirigés par Tréville. Mais ces derniers sont des soldats avec des principes. Il leur faut un ordre formel qui ne viendra pas. Cinq-Mars, selon le témoignage de plusieurs contemporains, trop sûr de lui, cherche même à obtenir l’assentiment du roi, qui ne donnera aucun ordre, mais ne dénoncera pas les conjurés non plus. Il ignore en revanche tout du traité secret.
Mais ce secret est devenu de Polichinelle. Marie de Gonzague elle-même écrit à Cinq-Mars : « Votre affaire est sue communément à Paris comme on sait que la Seine passe sous le Pont-Neuf »… Le jeune écervelé ne voit même pas que Louis XIII ne s’intéresse déjà plus à lui. Tout s’effiloche : Fontrailles fuit en Angleterre. Gaston d’Orléans, persuadé que Richelieu va bientôt mourir, ne veut plus compromettre ses maigres chances de reprendre la main sur la régence en se montrant avec l’ennemi espagnol. Cinq-Mars est donc nu d’autant que Louis XIII fait assaut de prévenances envers Richelieu. C’en est fait. Une main inconnue remet au cardinal une copie du traité secret, avec des pièces compromettant le duc de Bouillon et Cinq-Mars. Tout est révélé au roi, qui se trouve alors à Narbonne. Cinq-Mars tente de fuir mais est arrêté avec de Thou, qui l’avait rejoint.
Pour sauver ce qui peut l’être et avant tout lui-même, Gaston d’Orléans écrit une lettre d’aveu à Louis XIII, dans laquelle il charge particulièrement Cinq-Mars. On l’exilera gentiment dans le Val-de-Loire. Richelieu a désormais assez d’éléments pour le procès, organisé à Lyon, dont l’issue ne doit pas faire de doutes. Le 12 septembre 1642, Cinq-Mars est amené devant la Cour spéciale présidée par le chancelier Séguier. On le place sur la sellette, ce siège très bas destiné à humilier. On lui cite les témoignages et il reconnaît tout sans barguigner. Il est derechef condamné à mort. De Thou, moins compromis, est contre toute attente condamné à la peine capitale également : puisque Cinq-Mars avait confirmé que de Thou ne voulait pas du traité avec l’Espagne, c’est donc qu’il connaissait ce projet. Son crime est de ne pas l’avoir dénoncé… « Je l’avoue, j’ai su la conspiration », dit-il, « J’ai fait tout mon possible pour l’en détourner. Il m’a cru son ami unique et fidèle et je ne l’ai pas voulu trahir ». De cette noble phrase naîtra la légende que fera prospérer Vigny sur de Thou. Cinq-Mars était un coupable ; avec de Thou, il fallait un exemple.
Ce n’est que devant le bourreau, l’après-midi même, que les deux hommes se retrouvent et s’embrassent. Cinq-Mars écrit sa dernière lettre, non pas à Marie de Gonzague, qui ne se trouve absolument pas sur les lieux comme on le voit dans l’opéra, mais à sa mère. C’est lui qui, le premier, monte sur l’échafaud en grande tenue de cour, salue la foule en souriant, refuse le bandeau et place sa tête sur le billot. De Thou, comme dans la dernière scène de l’œuvre de Gounod, se réfugie dans la prière. L’exécution est une boucherie atroce, décrite par Vigny et qu’on taira. Immédiatement, les deux hommes deviennent les héros qui ont osé défier le cardinal détesté.
Richelieu profitera peu de sa victoire : il meurt le 4 décembre. Louis XIII, comme incapable de combler ce vide, le suivra dans la tombe 6 mois plus tard.