Souvent comparé à Roberto Alagna ou à Georges Thill pour sa diction française, le ténor franco-suisse Benjamin Bernheim fait ses débuts officiels sur la scène de l’Opéra Bastille ce soir, 18 décembre, en Rodolfo dans La Bohème mise en scène par Claus Guth. Propos d’un chanteur prometteur à force de volonté.
Vous êtes ce qu’on appelle un enfant de la balle ?
Oui et non. La moitié de ma famille appartient au monde de la finance, l’autre moitié travaille pour la télévision et la radio. Mon père est également chanteur et ma mère enseigne le chant. C’est ainsi qu’ils se sont rencontrés. Ma grand-mère maternelle était chanteuse et danseuse de ballet à l’époque. Elle a eu une vie extraordinaire. Tous font partie de mon bagage familial.
Comment est née votre décision du faire du chant votre métier ?
Au début, l’expérience de mes parents aurait eu tendance à me détourner de ma vocation. Mais ils n’aimaient rien tant que la musique et le chant et ont voulu que leurs enfants apprennent la musique. Après des études de violon et de piano, j’ai intégré le conservatoire populaire de Genève à l’âge de 11 ans. J’ai alors eu la chance de participer à deux productions du Grand Théâtre, l’une était Turandot et tout de suite après Cavalleria Rusticana et Pagliacci. Cela a été pour moi une découverte de la magie de la scène, l’odeur, le moment magique où l’orchestre s’accorde, ce moment que j’attendais à chaque représentation, où j’entendais le hautbois et le premier violon donner les notes…. Oui, je suis tombé amoureux de ce monde, de cette magie mais j’ai essayé de résister longtemps en me disant que l’échec pouvait être trop douloureux. Certains se reconvertissent, certains arrêtent. J’avais peur de cela. Finalement, à 18 ans, j’ai vu la possibilité d’en faire mon métier, de quitter la famille, de quitter la maison, de partir. Bon, je suis parti de Genève à Lausanne, ce n’est pas très loin – une soixantaine de kilomètres – mais ainsi j’ai pu être indépendant. J’ai rejoint les chœurs de l’Opéra de Lausanne ; j’ai fait des petits jobs et j’ai pu développer mon propre chant et non l’extension de l’éducation de mes parents qui avaient évidemment leur propre amour du chant, mais aussi leurs frustrations.
Votre père était ténor ?
Non il est baryton. Moi, j’ai fait mon chemin, je suis parti à Lausanne. J’ai étudié avec Gary Magby qui a été mon professeur de chant pendant quatre ans. C’est ainsi que j’ai fait mes débuts et que j’ai commencé à travailler.
On dit souvent que votre chant s’apparente à celui de Georges Thill et Roberto Alagna ; Ce sont des références que vous assumez…
Non seulement je les assume mais j’en suis très honoré. Lorsque j’ai découvert Alagna j’avais 18 ans ; je connaissais son nom mais n’avais jamais entendu sa voix au disque. Cela a été une très grande découverte. Je ne savais pas que l’on avait le droit de chanter ainsi. Cela m’a orienté dans ma façon de chanter le français qui a longtemps été très critiquée : « tu ne roules pas les R », « tu fais du Alagna », « tu fais du Natalie Dessay »… Mais j’ai tenu bon.
Vous avez tenu bon vis-à-vis de qui ?
Vis-à-vis des critiques, des pianistes, des chefs de chant. Quand on est un jeune chanteur, on rencontre beaucoup de monde. Beaucoup de gens gravitent autour de ce métier : des gens qui réussissent ; d’autres qui ne réussissent pas ; des gens qui ont un avis tranché… Pour moi, cela a été difficile parce que déjà ma voix s’est développée d’une manière très étrange. J’avais à 18 ans un potentiel vocal très fort mais pas encore de technique. Et quelques années plus tard, j’avais une méthode de chant mais une voix qui perdait de l’intérêt car trop technique. La voix naturelle n’existait plus. Ma première masterclasse a été à l’âge de 18 ans avec Jaume Aragall et j’en garde un souvenir extraordinaire car, comme moi, il avait une voix naturelle. Il n’était qu’instinct. Trois ans plus tard, je n’avais plus du tout cet instinct. J’avais intégré une sorte d’analyse de chant pour trouver ma voix. Je me perdais un peu.
Comment avez-vous fait pour retrouver ce naturel ?
Déjà j’ai arrêté d’être un étudiant. J’ai fait une année d’Opéra Studio à Zurich ; j’avais 23 ans. Les choses sont allées assez vite. Je n’ai même pas fini le conservatoire. A 22 ans, une amie m’a dit : « Va faire une audition à Zurich ; tu as le profil ; tu as le passeport suisse, ce qui aide aussi » – j’ai deux passeports, français et suisse. J’ai passé l’audition et Francisco Araiza, qui était le professeur de chant de l’Opéra Studio, a immédiatement dit : « Tu commences l’année prochaine avec nous ». Pour moi psychologiquement j’ai alors franchi une étape. Je suis passé d’étudiant à chanteur professionnel. Je suis devenu quelqu’un qui avait sa voix en mains, son destin en mains, qui ne dépendait plus d’un professeur ou d’un parrain ou d’une sorte de ligne directrice d’un conservatoire. J’étais vraiment seul aux manettes de ma voix et responsable de ma technique. Je n’avais plus un professeur, un référent auquel m’adresser. Même si j’ai continué à voir Gary pendant des années, nous avons à partir de ce moment plus discuté que travaillé. C’est durant cette période, entre 23 et 26 ans, que j’ai commencé à développer ma responsabilité de chanteur.
N’est-ce pas aussi l’épreuve de la scène qui vous a aidé à vous développer ?
Exact. Je dois dire que mon meilleur professeur a été la scène, sans critique aucune pour ceux qui m’ont enseigné le chant. C’est fouler les planches, ne pas être sûr, avoir un doute, de me demander si je vais y arriver, mesurer l’impact dans la salle…
Quel a été votre premier rôle sur scène ?
J’ai dû attendre beaucoup parce que finalement, je n’avais travaillé que des grands rôles : Madama Butterfly, Le Bal masqué, La Bohème, Traviata, Werther, Faust… Gary m’a vraiment ouvert la voix. Lorsque je suis arrivé à Zurich en troupe, les ténors au-dessus de moi étaient Kaufmann, Beczala, Camarena, Grigolo, Sartori… J’ai demandé à Alexander Pereira, alors directeur de l’Opéra de Zurich, quand je pourrai faire un Tamino ou ne serait-ce qu’un Cassio… ? Il m’a répondu : « Tu as vu qui il y a au-dessus de toi ? ». J’ai dû attendre. J’ai dû ronger mon frein. J’ai chanté le Policier n°3 et le Monsieur n°8 dans Le Nez de Chostakovich. J’ai chanté Walter Capito dans Mathis der Maler, Arminio dans I masnadieri où j’ai eu un grand succès à l’époque. Ma première production, c’était une création mondiale de Marc-André Dalbavie qui était une commande de Franz Welser-Möst. C’était Gesualdo en 2010, mise en scène par Moshe Leiser et Patrice Caurier. Franz Welser-Möst devait diriger l’ouvrage mais, en froid avec Pereira, avait quitté l’Opéra de Zurich et c’est Dalbavie lui-même qui a dirigé sa partition. J’étais hors de mon répertoire, hors de ma voix, hors de ce que je peux faire. C’était deux ans d’attente…
Vous forgiez votre mental en même temps que votre chant…
Oui je rongeais mon frein. On me disait : « C’est dommage que tu dormes dans une troupe alors que tu pourrais dans une maison plus petite à chanter des rôles plus importants ». Donc c’était très frustrant mais je devais accepter mon rôle, je devais travailler, je devais apprendre et si on m’avait demandé de chanter La Bohème, je réalise a posteriori que je n’étais pas encore prêt. D’autres ont été prêt très tôt : Michael Fabiano, Atalla Ayan qui est l’autre Rodolfo de La Bohème à Paris… Pas moi.
Vous n’étiez pas prêt vocalement ?
Je n’étais pas prêt mentalement. Vocalement, la voix est prête depuis longtemps mais je n’étais pas prêt mentalement à aller à travers ces rôles même si je les connaissais. Puis, Pereira est parti. Andreas Homoki est arrivé à Zurich avec une stratégie différente basée moins sur le star system que sur le regietheater. J’ai alors pu faire ma place, rester dans la troupe mais dire : « Si je reste, je veux chanter Narraboth, je veux chanter Cassio, je veux chanter Tebaldo dans I Capuleti e i Montecchi ». Et j’ai chanté les trois !
Lequel a été le premier ?
Narraboth (ndlr : Salomé), qui a toujours été un grand succès pour moi. Cassio (ndlr : Otello de Verdi) a été une énorme découverte car le rôle m’a permis de beaucoup voyager et de me faire entendre dans différents endroits. Je l’ai chanté trois fois à Zurich, une fois à Bordeaux et la dernière fois à Salzbourg, au festival de Pâques avec Thielemann où le hasard a fait que Johan Botha était déjà malade, Dmitri Hvorostovsky ne pouvait plus assumer une mise en scène qui demandait une certaine coordination. Je me suis donc retrouvé avec Carlos Alvarez et José Cura, qui lui-même n’était pas en pleine forme et avait eu peu de répétitions. J’ai donc pu tirer mon épingle du jeu et j’ai eu un énorme succès, pas au niveau des critiques, mais au moment des applaudissements. J’ai ainsi montré que j’avais le niveau pour chanter sur une grande scène internationale. Après Baroncelli dans Rienzi dirigé par Philippe Jordan et le Comte de Lerme dans Don Carlo dirigé par Pappano, j’ai été engagé pour Tebaldo et j’ai commencé à prendre les miettes des autres. C’est ainsi que j’ai chanté les deux dernières représentations d’une série de Bohème à Zurich, puis Londres. Maintenant, je suis en train de me faire ma place. Mais c’est arrivé tard. Je suis venu à Paris il y a deux ans chanter Flamand dans Capriccio. Je n’étais alors pas considéré comme un ténor français mais avec mon nom alsacien à consonance germanique comme un ténor allemand. Dans l’esprit des gens, je n’étais pas capable de chanter Rodolfo. J’ai changé d’agent ; j’ai changé de management et j’ai ramé à contresens pendant deux ans.
Finalement, dans cette success story quelle a été la part de la chance ?
La part de la chance, elle se cache derrière des rencontres. Il y a des gens qui m’ont soutenu. Par exemple, un ami qui travaille à l’Opéra de Bordeaux m’a dit il y a trois ans : « Tu ne peux pas rester dans le répertoire allemand ». J’allais accepter mon premier Lohengrin parce que j’étais bloqué ; je n’avais rien. Les maisons d’opéra ne s’étaient ouvertes à moi que dans le répertoire allemand. Dresde, Vienne, Paris, Londres ne me voulaient qu’en Narraboth, Tamino éventuellement.
Ils savaient quand même que vous étiez français…
Non. Ils ne savaient pas et lorsque j’auditionnais en français, on me disait « C’est bien mais le problème, c’est que le répertoire français ne se vend pas bien et pour qu’il se vende bien, il faut des stars ». Vous savez où je chante Faust ? Je l’ai chanté à Riga et je vais le chanter à Chicago et Washington. Je ne chante rien en français en Europe.
Pour le moment…
Oui, pour le moment, mais, en attendant, il faut que je m’expatrie pour chanter mon répertoire de prédilection. A l’Opéra de Paris lorsque j’ai chanté Flamand dans Capriccio, on ne savait même pas que j’étais Français !
Il vous a fallu lutter contre les idées reçues.
Exactement. Il faut lutter contre les idées reçues et aussi parfois contre les maisons d’opéra.
Un chanteur doit-il à tout prix se spécialiser dans une langue ?
Moi, je ne veux pas faire de choix. Je suis toujours capable de chanter très bien l’allemand mais des rôles comme Rodolfo, Alfredo, Lenski n’existent pas dans le répertoire germanique. Il y a un trou. On va jusqu’à Tamino, Matteo [ndlr : Arabella], Flamand puis, on s’oriente soit vers le ténor de caractère, soit vers le ténor pré-wagnérien. Il n’y ni jeunes lyriques romantiques, ni belcanto dans le répertoire allemand.
Le français, l’allemand, d’accord compte tenu de votre double nationalité, mais l’italien…
J’ai la chance depuis toujours d’avoir la capacité d’imiter les accents. J’écoute des italiens parler, j’écoute mes coachs italiens parler et je m’imprègne de la sonorité de la langue et j’apprends. Je peux comprendre l’italien ; je ne le parle pas couramment mais je suis capable de faire un travail de mimétisme sur le style, d’imiter une sonorité pour être irréprochable en termes d’accent.
Est-ce que l’on ressent physiquement des choses différentes lorsqu’on chante français, allemand ou italien ?
Pour moi, il se passe définitivement quelque chose lorsque je chante en français, lorsque j’ai chanté Faust en Lettonie – c’était mon premier Faust –, lorsque j’ai chanté Nicias dans Thaïs l’été dernier à Salzbourg… Non seulement le français est ma langue maternelle mais, surtout, c’est la langue qui me permet d’explorer le plus de couleurs dans ma voix. Le russe est magnifique, l’italien aussi, l’allemand permet beaucoup de choses mais peut aussi être une langue très dure si on demande de la prononcer de manière littérale, très dure pour la voix, alors qu’avec le français, j’explore des sonorités d’une grande richesse et je ressens quelque chose de très beau, une sorte d’amplitude. Oui, quelque chose s’accomplit en moi lorsque je chante le répertoire français.
Faust à Riga, n’était-ce pas prématuré ?
Pas du tout. C’était le bon moment pour moi. J’avais très bien préparé le rôle. Cela a été pour moi idéal et évident de le chanter. C’était mon premier Faust alors certains vont me dire « Oui mais ton contre-ut, tu ne l’as pas tenu pendant dix-sept secondes ». Certes mais il faut un début à tout. Mon premier Rodolfo, je n’en menais pas large non plus mais il fallait que je le fasse, il fallait que je commence quelque part. A Vienne en février, je fais mon premier Nemorino…
Piotr Beczala dit se donner comme discipline de ne pas aller au-delà du contre-ut…
Moi déjà, je n’ai rien à vendre au-delà du contre-ut. On m’a proposé des rôles que j’ai dû refuser parce que malheureusement je n’ai pas cette qualité ou cette flexibilité vocale. Le risque surtout, c’est de chanter trop tôt des rôles qui ne sont pas pour moi. Donc, quand on me dit : « Pourquoi tu ne chantes pas Cavaradossi (ndlr : Tosca), pourquoi tu ne chantes pas Werther », je sais que si je chante ces rôles, je ne pourrai pas revenir à Rodolfo ou Faust.
Un jeune chanteur a-t-il le pouvoir de dire non ?
Personnellement, je suis très bien conseillé par mon agence, qui est une grande agence à Londres, Askonas Holt. Des propositions insensées, j’en reçois beaucoup : Florestan (ndlr : Fidelio) dans des maisons majeures par exemple. On m’a proposé Les Vêpres siciliennes en français. Mais si j’accepte, je me suicide.… Et après comment faire pour revenir à Manon, Roméo, à tous ces rôles que je veux chanter maintenant ?
Dire non, c’est parfois se fermer les portes.
Oui, c’est possible mais j’ai dit non à certaines choses. Alors oui, dire non peut engendrer de la frustration ou du mécontentement. C’est très dur de sortir de Zurich, sortir de la troupe, sortir de ces rôles secondaires. On me disait : « Ah, ce n’est pas toi qui chantais Spalanzani ? Comment pourrais-tu chanter Faust aujourd’hui ? ». Et pourquoi pas mais il fallait bien que je chante. Ces deux dernières années, la première personne qui m’a donné ma chance a été Ilias Tzempetonidis, le directeur de casting de l’Opéra de Paris. Il m’a auditionné deux mois après Capriccio. J’ai chanté Roméo, Rodolfo et une semaine après il me proposait le rôle. Avec La Bohème, il m’a ouvert beaucoup de portes.
Avant Rodolfo à Paris, il y a eu Rodolfo à Londres…
Rodolfo à Londres, je l’ai chanté avant Paris mais je l’ai signé il n’y a que six mois. Londres est venu assez tard et c’était pour deux ou trois représentations d’un rôle où je n’étais pas la tête d’affiche mais j’ai eu un tel succès que maintenant on me veut à Londres tous les ans. Tant mieux ! Je réussis des auditions en situation réelle. Le contrat à l’Opéra de Paris, je l’ai signé il y a un an et demi. C’est tard pour signer une nouvelle production de La Bohème ! Mais, grâce à cela, tout d’un coup, Vienne s’ouvre, Berlin, Munich s’ouvrent alors qu’avant on ne me voulait qu’en Narraboth ou Tamino. Donc, oui, je me suis battu. C’est, comme vous le dites une success story à laquelle j’ai activement participé parce qu’il faut ramer à contre-courant et aller très vite car c’est une course. Pour l’instant, c’est un beau début de carrière qui s’ouvre à moi.
Comment vit-on ce passage de l’ombre à la lumière ?
On est davantage sollicité pour des interviews, par Forum Opéra par exemple.
Vous aviez déjà été interviewé par Jean Michel Dhuez début 2016 lors de vos débuts à Garnier dans Capriccio.
Oui, exact. Faire cette Bohème à Paris aide énormément car je suis Français. Même si j’ai grandi à Genève, je suis né à Paris, ma famille est française. Il me semble que le public français veut des artistes français.
Mais veut-il du répertoire français ?
Oui car il y a un grand manque d’opéras français et ce sont toujours les mêmes ouvrages que l’on joue. Meyerbeer a été éclipsé par Wagner et Verdi. Pourtant il y a des œuvres fantastiques de Meyerbeer même si ce n’est pas le compositeur le plus facile à défendre mais quand-même…
Les rôles de Meyerbeer seraient-ils adaptés à votre voix ?
Pas encore mais il y a des choses qui vont venir… Il y a beaucoup à découvrir, beaucoup à écouter. A Zurich, dans I Capuleti e I Montecchi, nous étions une distribution sans star et juste avant, il y avait Faust avec Kyle Ketelsen, Anita Hartig et Charles Castronovo – joli cast ! Capuleti était complet en une semaine. Pour Faust, il a fallu offrir des tickets. Et ce n’est pas propre à Zurich, en général, le répertoire français se vend difficilement car pour les gens, l’opéra est italien.
C’est une chance d’être ténor ?
Oui, c’est une énorme chance et c’est une chance d’être un ténor français. Le monde de l’opéra est d’abord en Europe et j’ai cette chance d’être né en France, en Europe et de bénéficier de l’histoire française, de la gloire française. Puis il ne faut pas oublier : il y a d’abord la réalité de la scène.
L’aisance sur scène vous est-elle innée ?
Aisance sur scène, je ne l’’affirmerais pas mais par contre une fascination. J’ai une fascination pour la scène, qu’elle soit vide, qu’elle soit pleine. Aller une heure avant la représentation sur le plateau lorsqu’il est vide et que l’énergie commence à monter, la salle, le public… Ce sont des endroits magiques, qui ne sont pas normaux. Nous avons une chance énorme : nous sommes payés pour écouter de la bonne musique et en faire. Nous ne sommes pas dans un bureau, nous ne devons pas courir dans les métros pour être à l’heure à la maison, chercher les enfants à la crèche. Nous menons une vie en dehors du normal. La plupart de mes amis de Genève ou de Paris sont devenus médecins ou travaillent dans des banques. Je n’ai pas leur vie. Mais j’ai une chance énorme parce que je vis dans la magie. C’est la raison pour laquelle j’ai aimé l’opéra dès l’enfance. L’art lyrique développait un imaginaire que je ne trouvais pas ailleurs, pas dans le milieu du sport par exemple qui est un milieu de compétition. L’opéra peut aussi être de la compétition mais sur un autre plan.
Comment se travaille alors l’aisance sur scène lorsqu’elle n’est pas donnée ?
Par la pratique. Lorsque j’étais au conservatoire, pour ne pas avoir peur d’être devant le public, je me disais qu’il fallait que je me comporte comme si je marchais dans la rue. En fait, j’ai apprivoisé tous les coins et recoins d’une maison d’opéra : le public, le côté jardin, le côté cour, le régisseur, le plateau, le chœur… J’ai été choriste avant d’être soliste. A Lausanne, comme nous étions peu nombreux dans le chœur, nous avions déjà une responsabilité scénique. Nous ne pouvions pas nous permettre de ne pas être concentrés. Il faut toujours garder une tension sans renoncer à une forme d’aisance. C’est cette aptitude que j’ai développée : sur scène, je me sens chez moi !
Avec La Bohème à Paris, vous êtes chez vous dans la lune.
Peu de chanteurs dans leur carrière aujourd’hui peuvent dire « j’ai fait partie d’une nouvelle production de La Bohème ». Nous nous faisions cette réflexion avec ma partenaire, Nicole Car. Nous avons eu la chance de faire deux nouvelles productions de La Bohème dans deux maisons majeures en une saison, à Paris et à Londres. Nous sommes chanceux d’avoir ce privilège historique : faire partie d’une nouvelle production à l’Opéra de Paris. Après, elle est reprise ; elle n’est pas reprise : cela n’a pas d’importance. Mais nous savons qu’à un moment, nous allons être mis sous le feu de la critique et de la rampe parce que nous allons être écoutés, nous allons être questionnés, nous allons être interviewés. Il ne faut pas oublier que Claus Guth a eu un cahier des charges. Il y a au départ une volonté de l’Opéra de Paris de faire quelque chose de clairement conceptuel. On ne peut pas imaginer une mise en scène de La Bohème traditionnelle dans un décor lunaire. Dès le début, je me suis très bien entendu avec Claus Guth. Il nous a tout de suite mis dans le bain en nous disant : « Ecoutez, je ne vais pas vous mentir : oubliez tout ce que vous connaissez de La Bohème et oubliez tout ce que vous croyez connaître de La Bohème. On part ailleurs, on a une lecture différente. Prenons-nous la main et allons-y ensemble ». Cela a très bien marché parce que nous avons été une équipe soudée ; nous nous sommes tous soutenus. Nous nous sommes tous dit : « Oui, il y a des frustrations ». C’est frustrant de faire une Bohème qui ne raconte pas La Bohème mais en même temps, il y a une grande poésie dans cette mise en scène. Il n’y a pas un seul moment où vocalement nous sommes mises en danger.
Etre mis vocalement en danger, c’est-à-dire ?
Avant même de penser production moderne ou traditionnelle, Bastille est une des plus grandes salles du monde et surtout une des acoustiques les plus difficiles. C’est un bon test pour savoir si une voix a un calibre ou pas. Heureusement, c’est le cas pour moi. La percussion de ma voix marche très bien à Bastille. Donc, à aucun moment, dans cette production, nous sommes mis en danger. Nous sommes toujours, soit dans cette coquille qui est le vaisseau spatial dans les deux premiers tableaux – ça résonne ; on n’a pas besoin de pousser ; c’est facile ; vocalement, on sait que l’on ne va pas avoir à se battre. Au 3 et 4e acte, tout est ouvert mais Claus Guth a pris le parti de nous placer sur l’avant-scène. Nous chantons entre deux citernes qui font caisse de résonnance. Après nous défendons un concept même si ce n’est pas le nôtre. Nous faisons notre boulot et le faisons au mieux. Il y a quand même des moments très beaux, d’une grande poésie. Nous avons beaucoup travaillé avec Claus et l’un de ses acteurs qui est le cosmonaute, en fait le vrai Rodolfo. Tout cela se passe dans sa tête. Nous sommes un souvenir de Rodolfo. Avec ces mouvements, lents, étirés, ces décors lunaires, on est loin de La Bohème mais en même temps j’ai appris à aimer cette production ; je dois la défendre ; c’est mon Rodolfo à l’Opéra de Paris ; c’est ma production. J’ai appris à l’aimer dans ce qu’elle a de conceptuel parce que visuellement, elle est très poétique. Il n’y pas de provocation. Il n’y a pas de nus. Il y a une scène de Benoît très particulière – je vous le concède – un peu glauque et un peu macabre. Mais c’est le parti pris. On ne peut pas dire : « Je ne suis pas d’accord » car dans ce cas, l’Opéra de Paris va dire « Désolé, on a besoin de chanteurs qui suivent le concept. Si vous n’avez pas votre place dans ce concept, vous n’avez pas votre place à l’Opéra de Paris ». Donc on se retrouve à devoir faire des choix, accepter et rentrer dedans.
Pensez-vous que ces relectures permettent à l’opéra de rester vivant ?
Non, ça, je ne le pense pas. En fait, je pense qu’il faudrait avoir le courage d’aller encore plus loin : dire qu’il s’agit d’un spectacle de Claus Guth d’après La Bohème de Puccini. On pourrait même pousser le risque en affichant deux Bohème simultanément, l’une traditionnelle, l’autre conceptuelle, et en disant au public : « Choisissez ! ». Là, je pense que ce serait très intéressant. Le public aurait la possibilité de voir deux spectacles très différents, de s’essayer aux deux représentations. Et ce serait magnifique d’avoir une distribution qui fasse les deux. Moi, je trouverais génial de chanter un soir cette production de Claus Guth et trois soirs plus tard la vieille production de La Bohème parce que ça nous permettrait à nous, chanteurs, d’explorer notre imaginaire et au public d’explorer son propre imaginaire et de choisir. Plus on donne le choix, plus on est riche intellectuellement. Il y a assez de maisons à Paris. On pourrait faire une Bohème traditionnelle à Garnier et une Bohème moderne à Bastille. Ce sont des idées. On va me dire : « Vous n’êtes pas réaliste ; ce serait beaucoup trop cher ; contentez-vous de chanter ». Oui, mais après, il ne faut pas oublier que nous, les chanteurs, on nous pose la question. Les metteurs en scène et les directeurs d’opéras ne sont pas ceux vers qui le public se tourne pour poser ses questions. Il est beaucoup plus facile d’aller vers un chanteur en disant : « Pourquoi ? ». Nous devons alors nous expliquer et défendre des idées qui ne sont pas les nôtres. C’est un peu difficile parfois.
Pourriez-vous refuser un rôle parce qu’en désaccord avec la production ?
Non, parce que lorsque nous signons notre contrat, nous ne savons pas ce quel sera le concept. Nous, les chanteurs, sommes les derniers au courant. Je vais faire une nouvelle production de Faust à Chicago dans trois mois ; je n’ai aucune idée de ce à quoi elle va ressembler.
Et si cette production de Faust ne vous plait pas ?
Si je quitte cette production de Faust parce qu’elle ne me plait pas, c’est dommage pour ma carrière, c’est dommage pour moi parce que je ne débute pas à Chicago et, enfin, c’est dommage parce que je ne fais pas profiter de la manière dont je chante le répertoire français au public américain. C’est aussi ce que je veux partager. Je pense qu’on s’est habitués dans ce métier à ne plus se poser la question, plus du tout. La démarche pourrait être différente. Les directeurs de maisons d’opéra pourraient dire trois ans à l’avance aux agences : « Voilà, nous allons faire une nouvelle production de La Bohème, conceptuelle, on voudrait tel ou tel chanteur mais demandez-leur d’abord si ça leur plait ou non ». Mais, on ne nous le demande pas. La Bohème dans une nouvelle production à l’Opéra de Paris, on saute sur l’occasion car comme je vous le disais, c’est historique, c’est une chance qui n’est pas donnée à tous les ténors. C’est très bien pour nous mais plus difficile pour l’Opéra de Paris qui se prend une volée de bois vert de la part de la presse.
C’est ce qu’il recherchait, non ?
Bien sûr, le cahier des charges a été rempli. C’était le but : qu’on en parle et, à part Sonya Yoncheva et Gustavo Dudamel qui sont des stars mondiales, ça nous permet à nous, jeunes chanteurs, d’être dans le sillon d’un spectacle qui attire beaucoup de regards et beaucoup de discussions.
Vous êtes jeune. Je ne sais pas quel est votre âge…
32 ans. Nous avons tous 32 ans dans cette production : Nicole Car, Attala Ayan, Andrei Jilihovschi – le deuxième Schaunard. Nous sommes beaucoup à être de la même génération.
…Vous êtes promis à une carrière brillante. L’opéra est un art multiséculaire que l’on dit moribond. On essaye de le raviver avec force nouvelles productions comme celle de La Bohème à Paris. On essaye d’élargir son audience en le diffusant dans les cinémas. Le disque…
…ne se vend pas.
Vous arrivez dans cet univers, enthousiaste et plein d’espoir. Vous pensez pouvoir changer des choses ?
Non, nous allons devoir suivre l’évolution du monde de l’opéra dans le 21e siècle. Déjà, le métier a beaucoup changé ces dernières années. Nous sommes tous devenus des produits marketing. J’ai quelqu’un qui travaille pour moi, sur les réseaux sociaux, sur mon site Internet. Ce n’est pas du tout un monde que je connais mais que j’apprends à connaître. On se met en avant, on devient, non des icônes, mais des produits marketing. On vend une image, on vend une marque. On devient des marques. Le disque physique va sans doute changer de format. On va peut-être recommencer à enregistrer des intégrales. J’adorerais enregistrer Roméo et Juliette ou Manon. En termes de marketing et de survie économique, ce n’est pas le bon moment mais cela va certainement revenir un jour. Il y a des sites comme Idagio qui offrent aux chanteurs la possibilité de mettre en ligne leurs propres enregistrements. Même si ce n’est pas forcément dans des conditions professionnelles, nous disposons d’une plateforme et nous pouvons nous mettre en avant. Ce qui a aussi beaucoup changé, ce sont les réseaux sociaux, la visibilité, YouTube…. Lorsque j’ai auditionné la première fois pour Domingo, j’avais 26 ans et il m’a dit : « Avec ta voix à ton âge, je chantais partout en Allemagne, je faisais tous les rôles que je voulais et tout le monde s’en foutait ». Aujourd’hui tu fais une fausse note et le soir-même, c’est sur YouTube et ta réputation est faite. Domingo me disait : « A l’époque, j’essayais Radamès (ndlr : Aida), j’essayais Le Bal masqué, et je n’étais pas prêt pour ça. Le problème de votre génération, c’est que non seulement vous n’avez pas le droit de vous planter mais, en plus, vous avez peur ». Oui, nous avons tous peur car nous nous disons que tout peut arriver. Nous devons apprendre à relativiser. Ce qui a changé ces vingt dernières années, c’est aussi que l’on peut être beaucoup plus vite de l’autre côté de la planète pour chanter ou enregistrer. Le monde s’est rétréci. On chante plus. On se fatigue plus parce que l’on ne peut pas dire non. Dire non, ça montre que l’on est un peu moins gourmand : « Ah bon et bien si, toi, tu dis non alors je vais demander à quelqu’un qui dira oui ». Telle est notre réalité aujourd’hui. Oui, j’ai plein de rêves. Nous sommes une génération qui veut bouffer le monde ; nous voulons chanter ensemble ; nous voulons apporter notre pierre au grand édifice de l’opéra. Nous n’allons pas supplanter ce qui existait avant. Nous n’allons mettre qu’une brique au-dessus d’autres et notre brique ne sera pas plus grande ou plus petite que les autres. Simplement, nous allons participer à l’édification de l’opéra jusqu’à ce qu’un jour, cela s’arrête. Qui sait… Mais, en attendant, nous voulons tous en faire partie car je pense qu’il faut avoir de l’égo, il faut avoir de la fierté, il faut croire en soi. Je crois en moi, suffisamment pour penser que j’ai quelque chose à apporter au répertoire français. J’ai cette fierté-là.