En ce bicentenaire de la naissance de Richard Wagner, toute la planète lyrique est en émoi. Représentations d’opéras, disques, livres, films, concerts, expositions, festivals célèbrent le génie du compositeur allemand. Et pendant ce temps, à Bayreuth, que se passe-t-il ? Rien, ou en tout cas, pas ce que l’on pourrait attendre de la Jérusalem wagnérienne.
Le soir, sur la Luitpoldplatz déserte, un projecteur barbouille de formes lumineuses la façade du nouvel hôtel de ville, un bâtiment dont l’architecture cubique et les couleurs bleuâtres témoignent des reconstructions hâtives d’après-guerre. Un mélange savant de bruits et de musique de Tristan sert de fond sonore. Le froid des nuits franconiennes décourage les rares passants de s’installer sur l’un des quelques transats disposés gratuitement à leur intention afin qu’ils contemplent le show. A moins de cent mètres, l’opéra des Margraves, joyau baroque classé au patrimoine de l’Unesco, est fermé pour restauration jusqu’en 2017. Richard Wagner y célébra le 22 mai 1872 la pose de la première pierre du Festspielhaus en dirigeant la 9e symphonie de Beethoven. Plus loin, la villa Wahnfried qui abrita la dynastie Wagner jusqu’en 1966, année de la mort de Wieland, le petit-fils de Richard, git dans les gravats. Contrairement au projet initial, le musée dont on peut voir la maquette sur une des palissades du chantier n’ouvrira pas avant 2015. A l’intérieur, une exposition sur Louis II, succession laborieuse de panneaux interdits aux visiteurs qui ne parlent pas allemand, tente de cacher la misère. Il faut contourner la maison par l’extérieur si l’on veut se recueillir dans le jardin sur la tombe de Richard et Cosima. Ni fleurs, ni couronnes, seulement un petit os entouré d’un ruban posé au pied de la stèle d’un de leurs chiens, à proximité. Le cimetière où reposent les autres membres de la famille n’est pas plus fleuri. Au numéro neuf de la Wahnfriedstrasse, la maison mortuaire de Frantz Liszt accueille depuis 1993 une collection d’objets évoquant la vie et l’œuvre de celui qui fut l’un des plus grands pianistes de tous les temps, avant de devenir le beau-père de Richard Wagner. Un livret, payant, permet de bénéficier d’indispensables explications en français. Depuis 1997, année de son édition, pas une seule des pièces présentées n’a changé de place. L’anecdote est significative. En cette période de célébrations wagnériennes, Bayreuth semble dormir d’un sommeil profond, tel le dragon Fafner sur sa montagne d’or.
En dehors de la ville, sur la colline, dite sacrée depuis que le compositeur y a fait édifier un théâtre pour représenter ses opéras, l’animation en revanche bat son plein. Des statuettes multicolores de Wagner dessinées par Ottmar Hörl poussent comme des nains de jardin dans le parc au pied du Festspielhaus. A l’entrée du bâtiment, « suche carte » supplient des panneaux brandis par quelques mélomanes malheureux. C’est qu’il faut de 5 à 10 ans d’attente pour obtenir son ticket d’entrée dans le saint des saints, sauf à compter sur sa bonne étoile pour dégoter au dernier moment le précieux sésame. En attendant le début de la représentation, annoncé rituellement par un ensemble de cuivres claironnant les thèmes de l’opéra du jour, le public endimanché avale une paire de saucisses écrasées entre deux tranches de pain tartinées de moutarde. La moyenne d’âge est suffisamment élevée pour que le quadragénaire, dans la foule, se sente soudain redevenir adolescent. L’ouverture de la manifestation aux plus jeunes ne semble pas une priorité. Pourquoi se soucier du lendemain quand, depuis des décennies, 90% des demandes de places ne peuvent être satisfaites. Ni politique tarifaire, ni propositions innovantes ne tentent de rajeunir une audience d’obédience majoritairement germanique. Seuls quelques Français, et encore moins nombreux, une poignée de Britanniques essaient de remettre les pendules à l’heure européenne. Mais l’ouverture linguistique est ici pratiquée avec parcimonie, comme en atteste l’absence de surtitres dans la salle. Quand on ne comprend pas l’allemand, mieux vaut connaitre le livret sur le bout des doigts pour ne pas perdre le fil des longues conversations wagnériennes.
Le clou de cette édition 2013 est la nouvelle production du Ring des Nibelungen, d’autant plus exceptionnelle qu’elle doit marquer ce quadruple jubilé. Charge à Franck Castorf d’écrire l’histoire, comme le fit Patrice Chéreau plus de trente ans auparavant à l’occasion du centenaire du festival. Depuis la première de Rheingold, le 26 juillet dernier, le travail du metteur en scène berlinois a été autant commenté par la critique que hué chaque soir par les quelque 2000 spectateurs que contient la salle du Festspielhaus. Cependant, malgré la bronca, tous les avis s’accordent pour saluer un véritable sens du théâtre servi par des décors époustouflants : réplique communiste du mont Rushmore et de la façade de la bourse de New York notamment. Pour le reste, les points de vue divergent. Là où certains s’enthousiasment sur le foisonnement d’idées, d’autres condamnent l’absence de vision d’ensemble. Sans entrer dans le détail de la discussion, nous dirons que tout cela nous parait incroyablement daté. Non pas la controverse qui, au contraire, témoigne de la vitalité du genre lyrique, mais l’approche proposée par celui qui est à Berlin un des apôtres du regietheater. Dans un relent d’esprit soixante-huitard, Castorf s’ingénie à provoquer. Mais en 2013, 45 ans après 1968, faut-il toujours choquer le bourgeois pour paraître moderne ? Un couple de crocodiles copule durant le duo d’amour de Siegfried et Brunnhilde (qui étouffe les ardeurs de l’un d’entre eux en lui fourrant une ombrelle dans la gueule) ; un des spectateurs de la première, surpris par le coup de mitraillette qui abat Fafner, fait un malaise ; tapineuse, Erda offre une dernière gâterie à Wotan avant de quitter la scène ; Hagen achève Siegfried à coups de batte de base-ball. Anecdotes destinées à forger la légende ou à détourner l’attention d’une approche dont la vacuité serait sinon évidente ?
Le pétrole, le nouvel or de notre époque, fil rouge, ou plutôt noir, du cycle, ainsi que le suggère le programme ? Pas si sûr. Présent dans les deux premiers opéras, il disparaît dans les deux derniers. Et quand bien même, il s’agirait d’une clé de lecture, la crise pétrolière a près de 40 ans derrière elle. Mille-neuf-cent-soixante-huit, disions-nous. Nous ne sommes pas loin du compte. Notre époque a désormais d’autres enjeux.
Les digressions dont Castorf parsème son propos : symboles ? L’incapacité à les interpréter ou simplement en comprendre la motivation en annihile l’intérêt.
Les scènes mythiques esquivées – la mort de Fafner, l’immolation de Brunnhilde – : désir de ne pas caresser le public dans le sens du poil, de créer une frustration nécessaire au questionnement ? Le procédé apparaît plutôt comme une solution de facilité. Il est plus aisé de faire sortir la fille de Wotan par la coulisse que de la représenter s’immolant dans le gigantesque brasier qu’elle ne prend même pas ici la peine d’allumer.
L’utilisation des nouvelles technologies, notamment la vidéo ? Oui, bien sûr mais encore faudrait-il que les images projetées soient visibles de tous. L’orientation du décor cache la plupart du temps l’écran à une partie de la salle.
En résumé, beaucoup de sujets d’irritation, peu de satisfaction et au final, l’impression de revenir en arrière, dans une Allemagne repliée sur elle-même, encore divisée par un mur, aux antipodes de toute modernité.
Ce tableau peu engageant pourrait laisser penser que Bayreuth, campé sur ses acquis, du haut de ses 137 ans, a désormais atteint l’âge de la retraite. Certainement, s’il n’y avait la magie, unique, du lieu et tous ces artistes qui, le Ring durant, maintiennent l’attention en éveil et même pour certains, captivent : le Wotan racé de Wolfgang Koch, féroce et tendre à la fois, dont le baiser à Brünnhilde lors de ses adieux est un grand moment d’émotion ; l’Alberich vicieux de Martin Winkler, le Mime visqueux de Burkhard Ulrich, l’Erda sépulcrale de Nadine Weissmann, le fier Hunding de Franz-Joseph Selig et la Fricka apprivoisée de Claudia Mahnke qui en Waltraute dans le dernier épisode du cycle atteint des sommets d’expression ; la Sieglinde incendiaire d’Anja Kampe appariée à Johan Botha dont le chant exemplaire traduit l’essence divine de Siegmund ; l’aigu dardé de Catherine Foster, Brünnhilde aux pieds d’argile, capable cependant de nuances et de subtilités inhabituelles chez la vierge guerrière ; la gaze sonore délicatement filée par les trois filles du Rhin (Mirella Hagen, Julia Rutigliano, Okka von der Damerau) ; Lance Ryan, dont on a à raison vilipendé le chant débraillé, conspué par le public à l’issue de la deuxième journée mais qui offre de Siegfried l’une des morts les plus bouleversantes que l’on ait vécue… Il y a tous ces artistes donc et dans la fosse, la direction hypnotique de Kirill Petrenko. Le nouveau directeur musical du Bayerishe Staatsoper qui, à la fin de chaque soirée vient timidement saluer un public enthousiaste, a réussi à dompter une acoustique rendue encore plus complexe par le gigantisme du décor. De mémoire de festivalier, jamais la fusion des voix et de l’orchestre n’a atteint une telle perfection. Quel autre théâtre au monde peut offrir une expérience musicale de cette envergure ? Que Bayreuth se donne la peine de passer le cap du XXIe siècle et c’est de nouveau à genoux que l’on gravira sa colline.