Le 8 mai dernier, Dialogos & Kantaduri rendaient hommage au répertoire vocal de Bosnie-Herzégovine, cette terre parmi les plus foisonnantes de langues, de cultures et de religions. A l’avant-scène, une femme enceinte est poursuivie par un serpent tandis qu’au loin, un groupe d’hommes implore la Vierge Marie. C’est sous forme de théâtre musical empli de voix que résonnent « bons » et « mauvais » anges, prières et stèles funéraires, énigmes des âmes errantes (« lorsque j’ai voulu exister, je n’ai pas pu »). Ainsi, sous la voûte de la Chapelle des Brigittines de Bruxelles, à l’heure où le Soleil rêve, « Satan tombe à terre, et tous les anges qui croyaient en lui tombèrent du ciel. »
Chants polyphoniques, responsoriaux, syllabiques, homophoniques, monodiques et mélismatiques, mais aussi profanes, hérétiques et sacrés (chrétien, juif sépharade, orthodoxe, musulman, ottoman, etc.), Les Anges hérétiques évoquent chaque croyance de Bosnie-Herzégovine en déployant les possibilités d’invocations d’une foule de dieux qui s’ignorent, soutenus par un instrumentarium né de la nuit des temps (gusle, diple, dvojnice, vièle, rebec, flûte). Apothéose de la soirée, un diapason de voix déferlant de toute part. Tel Atlas portant le monde, la voix de basse de Milivoj Rilov dont le bourdon et le timbre typiquement slaves offrent une richesse incommensurable d’harmoniques, élève les voix balkaniques de Josko Caleta, Niko Damjanovic et Srecko Damjanovic au sommet – ces voix nées de la rencontre entre les plus fines subtilités des inflexions orientales, la profondeur des harmoniques slaves et l’agilité chaleureuse des voix méditerranéennes. Seule voix féminine, Katarina Livljanic dédie pleinement son chant prosodique à l’émotion incantatoire qu’elle puise dans l’antre des grimoires du Moyen-Âge tardif et de la Renaissance. Finalement, contraste des plus saisissants, Jure Milos chante – s’accompagnant de la gusle[1] – la toute-puissance de la voix aigüe et gutturale qui n’est pas sans évoquer l’intensité vocale si chère à la tradition ottomane.
Dans ces répertoires de Bosnie-Herzégovine imbibés de vie et de mort, d’alpha et d’oméga, de bien et de mal, d’invocations et de silences[2], comment ne pas penser à ce poids incommensurable qu’est le « mémoricide » balkanique des années 1990[3] ? Comment ne pas être saisi par ces Anges hérétiques de Dialogos & Kantaduri venant prodigieusement panser la clef de voûte de l’Orient et de l’Occident – origines de la civilisation balkanique – perdue dans les limbes de l’oubli.
[1] Instrument à archet traditionnellement monocorde, la gusle ou guzla est propre aux traditions des Dinarides.
[2] Parmi les provenances des sources manuscrites de ce répertoire, figure la ville de Zagreb, rare cité d’ex-Yougoslavie à avoir réussi – lors des bombardements et tirs d’artillerie de l’armée serbo-fédérale de 1992 – le sauvetage d’une partie de ses collections les plus précieuses dont des sources musicales.
[3] Acte socio-politique dont le but est d’effacer toute trace d’une culture propre à un peuple. Le génocide est intrinsèque au « mémoricide » qui est un néologisme issu du contexte des guerres de Yougoslavie, attribué à Mirko Grmek (1924-2000) suite à la parution de son article Mémoricide (Le Figaro, 19 décembre 1991).