Teodor Currentzis retrouve dans Don Giovanni ce qui avait fait de ses Nozze une interprétation majeure : l’urgence. Entre l’assassinat du Commandeur de la punition du séducteur, le temps se précipite comme il se hâte entre le matin des noces et la mascarade du jardin. A ce jeu-là, Currentzis est maître. Le tempo de Mozart lui est comme seconde nature. Il en saisit la pulsation avec une science et un instinct sans pareils. Maître du temps, il nous en fait sentir l’étreinte et ne nous lâche plus. Nous le suivons vers l’abîme les yeux grand ouverts, sentant moins les beautés de détail que ce halètement de la bête allant droit devant, vers sa perte.
De cette horlogerie diabolique, l’orchestre Musica Aeterna est le mécanisme le plus implacable. On reconnaît la main de Currentzis dans les accents puissamment marqués, dans la dramatisation à outrance ; mais plus encore que dans les Noces, il travaille avec un art d’orfèvre le détail orchestral : ce Don Giovanni est de tous ceux que nous connaissons le plus richement orné. Le tissu orchestral festonne littéralement la trame théâtrale, offrant mille richesses de détails dont l’entrelacs est une merveille de dessin baroque – mobilité des lignes, précision inouïe des rythmes, chatoyance souvent enivrante des timbres (finale de l’Acte I). Ce marivaudage tragique qu’est Don Giovanni est ainsi d’une étoffe riche comme rarement, on pourrait en palper les couleurs. Il nous comble d’une sensualité musicale que ne flétrit aucune langueur.
Cette célébration de la chair sonore ne laisse guère de place à la psychologie. Les personnages vont et viennent dans un théâtre assumant avec ostentation ses vertiges, mais répudiant les tourments d’âme. Le choix même des chanteurs l’atteste. Pas de grandes individualités, pas de timbres distinctifs (à part Karina Gauvin), mais des types vocaux très dessinés : Don Giovanni (Dimitris Tiliakos) est un chanteur-diseur au timbre assez gris mais à la capacité de caractérisation remarquable, flanqué d’un Leporello (Vito Priante) ressuscitant Baccaloni, avec plus de mordant ; les femmes sont de formidables chanteuses, vivement incarnées (Christina Gansch – Zerlina – vibrante), mais dépourvues d’ambiguïtés ; Ottavio – Kenneth Tarver – échappe à la niaiserie mais est hiératique comme une silhouette de théâtre ; Masetto – Guido Loconsolo – et Le Commandeur – Mika Kares – sont des utilités de très bon niveau, sans verve ni abîmes. De là une unité d’équipe réjouissante faisant des ensembles des moments de musique exceptionnellement réussis tant le dosage des timbres et des mots y est ajusté. De là aussi un certain manque d’humaine passion tant les tempéraments peinent à se distinguer. On croirait les silhouettes de Lotte Reiniger, toutes de découpe précise, toutes de mouvement, mais en somme bidimensionnelles.
Peu importe cependant que ce Don Giovanni refuse les affres de l’au-delà. Il leur substitue la vérité crue, la seule angoisse réelle du jouisseur : ce temps qui s’enfuit, qui manque pour jouir dûment (tempo non ha, scusate) et qui à la fin s’épuise (ah, tempo più non v’é). L’unique métaphysique acceptable pour le matérialiste, c’est celle du Temps. L’érotisme est célébration de l’instant qui défie le temps. Plus le temps manque, plus l’érotisme est brutal. Peut-être parce que lui-même revendique toutes les audaces de la jeunesse et la sapience des ancêtres, Currentzis détaille chaque moment de cette érosion de l’être par le temps avec un œil analytique inégalé. Ce n’est pas un drame mystique que ce Don Giovanni : c’est une bombe à retardement dont on se surprend à guetter avec volupté l’explosion finale, comme un ultime orgasme.