En 1979, on en était évidemment encore à la préhistoire du mouvement baroqueux. Certes, en terres germaniques, Nikolaus Harnoncourt avait déjà commencé son travail de pionnier. Mais en France ? Bien que ce soit précisément l’année de fondation des Arts Florissants, William Christie ne faisait pas encore parler de lui. Jean-François Paillard était résolument hostile aux instruments anciens. Jean-Claude Malgoire était donc pour ainsi dire le seul chef français à pouvoir prétendre faire jeu égal avec les grands noms qui, à l’étranger, illustraient le principe de l’interprétation « historiquement informée ». Avec La Grande Ecurie et la Chambre du Roy, il grava plusieurs intégrales qui furent autant de premières mondiales, notamment un Rinaldo enregistré en 1977. Deux ans plus tard, avec quelques-uns des chanteurs qui avaient fait le succès de ce premier Haendel, il remettait le couvert pour une autre œuvre du caro Sassone, un opéra que le coffret d’époque appelait Xerxès (avec Serse précisé en dessous, en tout petits caractères), dont c’était le « Premier enregisrement intégral ».
Que l’on y retrouve des chanteurs du Rinaldo n’était que justice, puisque ceux-ci constituent encore aujourd’hui les plus solides arguments en faveur de ce Serse réédité par Sony. De fait, les solistes de la distribution se divisent en deux groupes. Il y a d’une part un rassemblement de voix absolument somptueuses, mais un peu pétrifiées par le studio et surtout par le manque de dramatisme de la direction. Jean-Claude Malgoire ne pouvait pas s’appuyer sur l’expérience de l’œuvre en scène, ou même en concert, et rien ne vient brusquer sa nature : le rythme général est donc lent (cette intégrale dure 20 minutes de plus qu’une version récente) et le théâtre en est cruellement absent. C’est un truisme, mais cette lenteur est particulièrement sensible dans les airs qui reposent en partie sur la vélocité de leur exécution : la virtuosité ne ressemble plus à grand-chose lorsque les vocalises sont chantées d’un pas de sénateur. C’est le cas pour le premier air d’Ariodate, ou pour « Saprò delle mie offese » d’Amastre : ce rythme est certes très confortable pour les chanteurs, mais il dénature la partition. Le problème est d’autant plus agaçant que le chef disposait d’artistes prodigieux. Après avoir campé le rôle-titre de Rinaldo, Carolyn Watkinson était Serse : cette voix superbement androgyne, dotée de tous les attraits des contre-ténors sans aucun de leurs travers, sort heureusement de sa réserve à la fin du premier acte pour « Più che penso alle fiamme », et l’on reste pantois devant les plongées dans le grave et les envols dans l’aigu dont elle orne le « Crude furie degl’orridi abissi ». Avec son contemporain James Bowman, Paul Esswood était alors le contre-ténor britannique que les baroqueux s’arrachaient, et il trouve un emploi idéal avec le personnage d’Arsamène qui est, par sa douceur, paradoxalement un des plus faciles à confier à une voix masculine. Troisième revenant du Rinaldo, Ulrik Cold avait entre-temps été, toujours pour Jean-Claude Malgoire, Thésée dans un Hippolyte et Aricie où Carolyn Watkinson était Phèdre : son Ariodate aux graves caverneux est terriblement sérieux, mais les choix du chef ne laissent guère de place à l’humour que saurait révéler Nicholas Hytner dans sa production de 1985 à l’English National Opera. Tout en chantant Erda et la Troisième Norne à Bayreuth dans le Ring de Boulez et Chéreau, Ortrun Wenkel savait plier son timbre de contralto à la discipline baroque et aurait été une Amastre parfaite si on l’avait autorisée à chanter à un rythme plus allant.
Et puis il y a l’autre camp, avec des artistes qui, sans démériter, semblent un peu manquer de substance. Ulrich Studer n’est pas un problème, et il se tire même plutôt bien du rôle comique d’Elviro. Non, le souci vient plutôt des deux sœurs, Romilda et Atalanta, qui ont ici l’air de fillettes naïves égarées à la cour cruelle du grand Xerxès. L’univers baroque n’était pas totalement inconnu de Barbara Hendricks, puisqu’elle avait chanté en 1974 le rôle-titre dans La Calisto de Cavalli à Glyndebourne. Mais pour cette coquette qu’est Romilda, on attendrait une soprano d’une autre envergure, la fraîcheur de l’artiste ne suffisant pas tout à fait. Quant à Atalanta, Anne-Marie Rodde sonne plus juvénile encore, et fait presque du personnage un Yniold au féminin (la même année, elle devait pourtant chanter Romilda sous la direction de Charles Farncombe).
Une version qui a fait date, avec raison, et qui possède encore de solides atouts, mais qui ne correspond sans doute plus tout à fait à notre conception de l’opéra haendélien. Du reste, elle n’en est pas à sa première réédition, puisque Sony l’a déjà reproposée en 1996 et en 2009.