Le retour aux fondamentaux est toujours salutaire. Les versions dites de référence (qu’à tort on croit devoir être anciennes) jalonnent la discographie d’une oeuvre comme autant de points de repère et leur fréquentation constitue le viatique de tout mélomane éclairé, a fortiori s’agissant d’oeuvres complexes et denses. Il en va ainsi de ce Tristan et Isolde dirigé par Karl Böhm à Bayreuth en 1966, à bon droit entré dans la légende et que nous restitue aujourd’hui Deutsche Grammophon dans une présentation modernisée. Cinq décennies de recul ne lui ont pas conféré la moindre ride, bien au contraire, et l’on est frappé, à la ré-écoute, par l’absolue modernité de cette version, sur laquelle les Dieux semblent s’être penchés. Est-ce parce qu’on y trouve l’un des témoignages sonores les plus aboutis et les plus accessibles du Neues Bayreuth à son apogée ? Sans doute.
En cet été 1966, il restait à Wieland Wagner quelques semaines à vivre. Ce qu’il mettait en oeuvre, depuis 15 ans, trouvait alors sa consécration : le festival n’affichait cette année là que des mises en scène de sa main (outre Tristan, le Ring, Tannhäuser et Parsifal étaient à l’affiche). Après 13 ans de magistère quasi-ininterrompu du vétéran Hans Knappertsbusch, Pierre Boulez dirigeait pour la première fois Parsifal sur la Colline sacrée, repoussant encore plus loin les limites du sacrilège. Les chanteurs qui, en humbles artisans, avaient construit avec Wieland la légende du Bayreuth resuscité des ténèbres, jetaient leurs derniers feux, mais quels feux ! Hotter était une dernière fois Wotan et Gurnemanz, Varnay dardait d’ultimes Kundry et Brünnhilde, quant à Mödl, définitivement usée pour les rôles lourds, elle brûlait les planches en Waltraute, bouleversante à jamais. Pour ces grands anciens, grandis avant et pendant la guerre, la fin approchait. Pour Nilsson et Windgassen, ce fut cet année-là l’apogée, comme si mus par un pressentiment, ils avaient voulu offrir à Wieland le meilleur de leur art. Les étés suivants ne furent que répétitions.
Rares sont les enregistrements d’une oeuvre qui ne laissent pas le moindre espace à la critique. Ce Tristan à l’évidence en fait partie. La direction de Karl Böhm y est pour beaucoup : légère, incandescente et en même temps remarquablement analytique, elle irradie d’un bout à l’autre de l’oeuvre, à des années-lumières des célébrations pesantes ou trop ivres d’elles-mêmes (suivez mon regard). Le feu de la passion qui consume, il est bel et bien d’abord dans la fosse, et l’orchestre, chauffé à blanc, n’est qu’un torrent de lave aux éruptions spectaculaires (la fin du I ! l’hallucination de Tristan au III !). Jamais la tension ne retombe durant les trois heures et demi de la soirée, l’arc reste tendu jusqu’à une Liebestod marquée par une forme d’urgence.
Le couple éponyme appartient à la légende de l’oeuvre au disque, aux côtés de celui formé, trois décennies plus tôt, par Kirsten Flagstadt et Lauritz Melchior. Birgit Nilsson – 208 fois Isolde sur scène – livre ici sa prestation la plus convaincante. Les moyens restent inentamés, et c’est peu dire qu’ils sont spectaculaires. Après plus de dix ans de fréquentation du rôle (y compris à Bayreuth, dès 1957), l’interprétation, au départ bien extérieure, s’est creusée ; les mots enfin sont projetés comme ils doivent l’être et – ô miracle ! – on croit même déceler ici ou là une authentique émotion. Cette Isolde, c’est évident, tutoie la perfection.
D’émotion, son partenaire Wolfgang Windgassen n’est pas avare. A aucun moment il ne cherche à se faire passer pour ce qu’il n’est pas (au hasard : Lauritz Melchior ou Max Lorentz). Son Tristan n’est pas hiératique, encore moins cosmique. Il assume sans tricher la lourdeur du rôle, jusque dans un acte III absolument hallucinant à force d’être halluciné. Il fait face, puis fait front avec sa partenaire, sans jamais être dans une relation déséquilibrée. On connaît des voix plus intrinsèquement belles, des incarnations sans doute plus raffinées, mais aucun ne surpasse ce Tristan dans la probité et l’honnêteté. Et une fois encore, quel acte III !
Autour des amants maudits, l’excellence, partout. Christa Ludwig, saisie ici dans sa seule prestation bayreuthienne, est tout simplement la plus belle Brangäne de la discographie. Pleinement soeur, en rien matronne, d’une plénitude vocale insensée, elle subjugue à chacune de ses interventions, à commencer par des Appels oniriques, durant lesquels, pour paraphraser Gurnemanz, le temps devient espace. Taillé dans le même bois, le Roi Marke insolent de beauté et de jeunesse de Martti Talvela renvoie définitivement aux oubliettes de la discographie tant de barbons chenus. Le Kurwenal d’Eberhard Wächter, vibrant et engagé, n’appelle lui aussi que des éloges. Les rôles secondaires (irréprochables), les choeurs… : tous les acteurs de ces soirées mémorables semblent en définitive emportés par un élan qui les dépasse. Sans doute est-ce dû aussi à ce qui est ici invisible : la mise en scène de Wieland Wagner, et sa direction d’acteurs qui sont pour beaucoup dans cette impalpable magie de Bayreuth, que l’on touche ici du doigt de la plus belle et évidente des manières. Il en résulte, le lecteur l’aura compris, un Tristan in excelsis, pour l’éternité.