Parlons d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître : il fut un temps, donc, où presque chaque année voyait arriver, émanant du label Capriccio, un nouveau disque du tandem Shirai-Höll. Mitsuko Shirai, mezzo japonaise née en 1942 dans la région de Nagano, s’était installée en Allemagne dès 1972, afin de terminer ses études de chant auprès d’Elizabeth Schwarzkopf. Elle y avait rencontré le pianiste Hartmut Höll, avec qui elle devait se marier. Ensemble, ils formèrent un duo spécialisé dans l’interprétation du Lied et, plus généralement, de la mélodie. Car madame Höll fréquenta assez peu les scènes lyriques ; elle participa aussi à quelques opéras donnés en version de concert, mais sa carrière se trouvait ailleurs. Et dès 1976, le disque fut le fidèle reflet de son exploration du grand répertoire (Schubert, Schumann…) comme de ses incursions dans des domaines beaucoup moins fréquentés. En 2006, la chanteuse fut frappée par une paralysie totale, mais après des mois de rééducation, elle a pu retrouver toutes ses facultés. Et le 28 mai dernier, elle fêtait ses 75 ans. D’où cette « Jubilee Edition » que propose aujourd’hui son label attitré : aucune nouveauté au sens strict, car Mitsuko Shirai n’enregistre apparemment plus, mais des enregistrements plus ou moins anciens et restés inédits. Un programme associant un compositeur célèbre à deux autres qui le sont beaucoup moins, voire pas du tout. De l’allemand, langue dans laquelle la mezzo s’est surtout exprimée, mais pas seulement, puisqu’on l’entend ici beaucoup en italien, et un peu sur la voyelle A…
Au milieu de ce disque, huit minutes de musique extra-terrestre, inclassable et indatable, celle de Julián Carrillo (1875-1969), compositeur mexicain qui créa son propre système microtonal. Preludio a Colón date de 1922, mais cette œuvre ne ressemble à rien de connu, et l’on cherche vainement comment la qualifier. Comme une improbable Bachiana Brasileira revue et corrigée par John Cage, peut-être, où la voix vocalise en spirales descendantes par-dessus six instruments produisant une mélopée minimaliste. Difficile de soutenir l’attention d’un bout à l’autre, néanmoins, et l’on comprend que l’enregistrement ait été réalisé en 1972, car cette musique rappelle aussi les tentatives de théâtre musical d’il y a un demi-siècle.
Avec Gian Francesco Malipiero, on se retrouve en terrain plus familier, même si l’Italien est aujourd’hui bien oublié. Bien qu’il ait été un prolifique compositeur d’opéras, son nom reste surtout associé à son édition des œuvres de Monteverdi. Sa production mériterait pourtant d’être réécoutée, à en juger d’après ses Stagione italiche enregistrées en 1984 par le couple Shirai-Höll. Dans cette pièce de 1923, la modernité réside principalement dans l’écriture pianistique, percussive et dissonante à souhait, car dès que le texte intervient, on retrouve une vocalité plus traditionnellement lyrique.
Enfin, l’Abschied de la version avec piano du Chant de la Terre, gravé en 1999 mais qui n’avait jamais été publié, faute de savoir avec quoi coupler cette demi-heure de musique, nous montre Mitsuko Shirai chez elle. Certes, la voix n’a pas la profondeur exceptionnelle, ces graves dignes d’une Erda qui font les versions les plus mémorables du chef-d’œuvre de Mahler. Ce sont de tout autres arguments que peuvent faire valoir la diseuse, une intimité avec le Lied construite au long d’un quart de siècle, une maîtrise de la langue qui n’a rien d’ostentatoire, qui ne cherche pas à faire un sort à chaque mot, mais qui trouve d’autres moyens de faire naître l’émotion.
Avec ce bel hommage, Capriccio a trouvé le meilleur moyen de fêter le Jubilé d’or de sa mélodiste préférée. Comme diraient les Japonais, reprenant à leur manière le Happy birthday anglophone, « Happi Basudei, Mitsuko-San ».