O grandes leçons du passé, ô étonnants choix de l’ORTF… Qui nous dira jamais pourquoi, en ce 9 novembre 1961, la radio-diffusion française décida de monter Don Carlos avec une distribution totalement boiteuse ? Pourquoi avoir réuni un grand chef et une très bonne équipe masculine, si c’était pour confier les deux principaux rôles féminins à des chanteuses de troisième zone ?
Pourtant, il y avait tout lieu de se réjouir : un Don Carlos en français, tel que l’a composé Verdi, donc. Bon, certes, inutile d’espérer Fontainebleau, car ce n’est « que » la version en quatre actes. Mais quand même. Et puis, Alain Vanzo en Carlos, Xavier Depraz en Philippe II, il y a de quoi faire un peu rêver. Sauf que Germaine Bonnet en Elisabeth. Sauf que Geneviève Macaux en Eboli. Qui ? Comment ? De madame Bonnet, en cherchant un peu, on arrive à découvrir qu’elle avait assuré en 1957 la création mondiale des Quatre sonnets de Shakespeare d’Alexandre Tansmann, dont elle était dédicataire, qu’elle aurait interprété le rôle de la servante dans Jenufa à la radio en 1958, et qu’en cette même année 1961, elle chanta Mimi à l’Opéra-Comique ; de madame Macaux, on sait seulement qu’elle se produisit Salle Favart de 1954 à 1972, et qu’elle enregistra des chansons folkloriques avec l’ensemble vocal Stéphane-Caillat, son principal titre de gloire étant sans doute la Mercédès qu’elle fut pour Karajan aux côtés de la Carmen de Leontyne Price. D’où vint l’idée de les entraîner dans cette entreprise alors que la troupe de l’Opéra de Paris regorgeait de grandes titulaires potentielles ? Aucune artiste plus prestigieuse n’aurait-elle consenti à apprendre les rôles en question ? Tout en étant parfaitement disposé à prêter une oreille à la prestation de ces deux dames, il faut bien reconnaître que le compte n’y est pas. Certes, leur articulation du français est excellente, mais Germaine Bonnet reste une Elisabeth au petit pied, aux fins de phrases parfois difficiles, obligée de parler les notes les plus graves, et à la voix trop fragile pour « Toi qui sus le néant ». Quand elle vient réclamer justice au roi au début de l’acte III, on l’imaginerait mieux dans une opérette (son nom figure dans la distribution d’un enregistrement de L’Auberge du Cheval blanc). Quant à Geneviève Macaux, il n’y a peut-être pas lieu de regretter que son Eboli soit ici privée de la chanson du Voile, car dans « O don fatal », un cri strident lui tient lieu de do bémol.
On enrage d’autant plus que les messieurs, eux, tutoient plus d’une fois l’excellence. Ligne de chant exemplaire, Alain Vanzo n’est certes pas un Carlos très tourmenté, mais quelle voix ! Et finalement, cette conception du personnage, comme perdu dans un rêve permanent, peut se défendre et produit aussi son effet (écoutez-le répondre à Posa : « A vous, au favori du roi ? »). Xavier Depraz est un Philippe II infiniment majestueux sans être un vieillard chevrotant, ce qui n’est pas si souvent le cas. Peut-être jugera-t-on que René Bianco en fait des tonnes en Posa, mais après tout, ce surcroît d’expressivité évite de transformer le personnage en raisonneur rébarbatif. Magnifique Inquisiteur de Jacques Mars, et très beau moine de Lucien Lovano. Evidemment, avec Joseph Peyron, c’est vraiment un « vieux comte de Lerme » qu’on entend, ou du moins un grand d’Espagne fort peu aristocratique.
A la tête de l’orchestre de l’ORTF, le grand Charles Brück, plus connu comme défenseur de la musique de son temps, propose une lecture efficace même s’il adopte parfois des tempos curieusement étirés, comme pour faire davantage durer certaines phrases, certains aigus surtout. Dommage que la partition ait subi un certain nombre de coupures pour tenir à l’intérieur d’un format radiophonique contraignant (il manque tout le début du deuxième acte, le « O ma chère compagne » est réduit à un couplet, par exemple).
Outre ce Don Carlos parisien abrégé, on trouvera en bonus quatre extraits d’une version beaucoup moins connue, donnée à l’opérGenève en 1962 avec une distribution qui permet quelques comparaisons instructives avec celle de la radio française l’année précédente : deux très grandes dames, Susanne Sarroca et Consuelo Rubio (écoutez le dernier air de l’une, et la chanson du Voile de l’autre), un Carlos très oubliable, Alfonso La Morena, et le très beau Posa de Gabriel Bacquier. Philippe II était alors chanté par Raffaele Arié, que l’on n’entend pas ici.