Pourquoi Bianca e Falliero o sia Il consiglio dei tre, melodramma en deux actes représenté la première fois le 26 décembre 1819 à Milan, ne jouit-il pas de la même faveur que d’autres œuvres sérieuses de Gioachino Rossini plus ou moins contemporaines ? La donna del lago par exemple, opéra créé la même année à Naples avec lequel Bianca e Falliero partage le rondo final : « Tanti affetti » ici, « Teco io resto » là, mais même musique et même perche tendue aux sopranos capables de faire étalage d’une virtuosité jubilatoire ?
Le livre de Felice Romani, déjà auteur de celui d’Il turco in Italia, puise dans tous les poncifs du genre. Au 17e siècle, Contanero offre sa fille Bianca en mariage à Capellio pour sceller la réconciliation entre les deux familles ennemies depuis toujours. Mais la jeune femme refuse d’obéir à son père car elle est éprise du général Falliero. Ce dernier, capturé alors qu’il sortait de l’ambassade ennemie, est opportunément accusé de trahison, condamné à mort puis finalement innocenté grâce à l’intervention de Bianca. Les deux amants pourront alors convoler en justes noces avec la bénédiction de leurs anciens ennemis. Derrière ce rapide résumé, passent en ombres chinoises Tancredi ou encore I Capuleti e i Montecchi mis en musique par Bellini sur un livret du même Romani. Rien de nouveau donc sous le soleil thématique de l’opéra du primo ottocento.
Les Milanais n’apprécièrent que modérément un ouvrage qui, avec ses ornementations délirantes, leur semblait appartenir à une esthétique révolue. Déjà le souci de vérité dramatique commençait de poindre ; l’écriture de Rossini « qui vise à l’idéal et non à l’imitation du réel »*, s’éloignait du goût de l’époque. Bianca e Falliero n’en fit pas moins un petit tour d’Europe avant de tomber dans l’oubli jusqu’en 1986, date à laquelle l’œuvre fut exhumée à Pesaro, avec Katia Ricciarelli, Marilyn Horne et Chris Merrit dans les rôles principaux, sans susciter le réveil escompté. L’enregistrement de cette résurrection fait toujours référence. Vingt ans après, Pesaro remettait le couvert avec une distribution moins à même de triompher des embuches de la partition : Daniela Barcellona, Maria Bayo et Francesco Meli alors baritenore rossinien avant sa conversion douteuse en lirico spinto verdien (cf. Aida cet été à Salzbourg). DVD et CD sous le label Dynamic témoignent d’une version qui ne restera pas dans les annales.
En 2015, Bad Wildbad relevait à son tour le défi. Maurice Salles nous relatait alors les affres d’une mise en scène absconses sauvée par une distribution « honorable ». Commercialisé aujourd’hui par Naxos, l’enregistrement des représentations des 18, 24 et 26 juin confirme cet avis*, à quelques broutilles près. Kenneth Tarver, par exemple, s’il pouvait faire illusion dans la salle, ne correspond pas en termes d’héroïsme à ce que l’on attend de Contareno, ciselé ici dans un métal trop léger. L’autorité dans le grave devrait importer autant que l’agilité dans l’aigu pour caractériser ce père despotique.
La tentation de la paraphrase affleure sinon lorsqu’il s’agit de passer en revue le reste de la distribution. Plus que les mérites certains de chacun – et surtout de chacune, l’essentiel de la partition reposant sur les épaules de Cinzia Forte (Bianca) et Victoria Yarovaya (Falliero) confrontées à des rôles dont les deux chanteuses parviennent à surmonter les multiples périls – c’est la cohésion de l’ensemble que l’on retient, portée par la direction d’Antonino Fogliani. Avec pour seul bémol le choix incongru d’un piano forte relevé à propos par notre confrère*, le discours s’écoule sans que jamais le rythme – composante essentielle à la parole rossinienne – ne sacrifie à une quelconque agitation ou ne prenne l’avantage sur l’afflux mélodique et la couleur de l’orchestre – autres éléments de syntaxe nécessaires à Rossini.
Ainsi interprété en une de ces conjonctions indispensables à l’alignement des planètes musicales, le quatuor « Cielo, il mio labbro ispira » prend tout son sens. Stendhal le considérait comme l’une des créations les plus réussies de Rossini. L’écriture, effectivement remarquable de cet ensemble conforte la question liminaire : pourquoi Bianca e Falliero n’est-il pas davantage considéré alors qu’aujourd’hui les opéras sérieux du compositeur, défendus par des artistes désormais rompus au style de cette musique, ne sont plus interdits de répertoire ? Sans apporter une réponse à cette interrogation légitime – ce qui est d’une certaine manière preuve supplémentaire de son intérêt –, ce nouvel enregistrement vient occuper une position respectable au sein d’une discographie maigrelette.
* « La griserie du bel canto », compte rendu par Maurice Salles de la représentation de Bianca e Falliero le 18 juillet 2015 à Bad Wildbad