L’ultime confidence, juste et émouvante, de Ian Bostridge relative au Leiermann et à sa réception, mériterait à elle seule la lecture de ce livre publié par Actes Sud ce mois-ci. Winterreise accompagne la vie de chacun d’entre nous, comme les reprises obsessionnelles de cette «confrontation avec le néant ». Quels qu’en soient les chanteurs, c’est l’œuvre que l’on va écouter, tant la force et la permanence de son message s’imposent. Nombre de grands interprètes ont voulu léguer le témoignage de leur fréquentation assidue, longue et familière de tel ou tel répertoire. C’est particulièrement vrai de Winterreise, qui, avant Ian Bostridge, a appelé les observations et les souvenirs de Lotte Lehmann, de Dietrich Fischer-Dieskau, au moins à deux reprises, de Gerald Moore aussi, parmi d’autres.
Le grand ténor britannique a abordé Schubert, enfant, en chantant « Der Hirt auf dem Felsen » [le pâtre sur le rocher], puis est tombé sous son charme, à travers les lectures inspirées de Dietrich Fischer-Dieskau. Après trente ans de pratique de Winterreise, avec de multiples et prestigieux accompagnateurs, il nous livre ses clés, ses pistes, parfois surprenantes, toujours enrichissantes. Nourri d’une ample culture littéraire, d’une curiosité insatiable, habité par le cycle le plus fort de toute l’histoire du lied, Ian Bostridge nous invite à une sorte de cheminement initiatique. Malgré une intimité gagnée à l’œuvre, au fil de nombreuses décennies, force est de reconnaître qu’on était loin d’en épuiser la richesse, tant les parcours qu’il nous propose, hors des sentiers battus, sont divers et surprenants. L’intuition vagabonde, les associations imprévues, les juxtapositions, les mises en parallèle vont guider notre voyage. Tous les domaines de la connaissance y sont convoqués, de l’histoire, des sciences, de la politique à la littérature internationale comme aux arts visuels, c’est un bonheur constant pour le lecteur, avec lequel il semble être de connivence, et qu’il accompagne dans ce dédale d’informations. La lecture en est captivante, liée justement aux digressions – parenthèses qui pourront agacer tel lecteur, qui sait déjà tout cela – mais riches d’enseignements pour les autres.
Pour chacun des lieder, en se gardant bien de substituer un récit aux silences, aux ambiguïtés du poème et de la musique, l’auteur nous propose des pistes, intuitives ou rationnelles, aussi surprenantes qu’étayées, qui éclairent singulièrement la partition. Les renvois, les mises en regard d’autres lieder participent à l’approfondissement de l’œuvre. Ainsi, dès le premier chapitre, le rappel d’Erlkönig et de Gretchen am Spinnrade est bienvenu, sans redondance malgré leur célébrité et la connaissance fine que peut en avoir le lecteur. Les anecdotes et témoignages personnels, contextualisés, toujours chargés de sens, nous parlent avec une rare vérité. Par exemple, à propos de Mut, la riche parenthèse à propos de la pensée religieuse de Schubert, de même, l’observation relative au silence succédant à la dernière pièce (Der Leiermann).
Il ne faut pas attendre une analyse musicale traditionnelle, harmonique : elle est réduite à la portion congrue, circonscrite le plus souvent à l’enchaînement des tonalités, encore que l’analyse critique concernant la manière de jouer le rythme croche pointée-double croche à la main gauche avec des triolets à la main droite soit l’occasion d’une réflexion sur la recherche expressive la plus juste. L’architecture des deux parties, voulue par Schubert, et les questions qu’elle pose, nous valent d’excellentes observations. Si les commentaires sont très inégaux (Rückblick ne lui donne matière qu’à deux pages, pour 23 consacrées à der Lindenbaum), tous les grands thèmes du romantisme germanique y sont abordés, nous valant quelques pages magistrales. Ainsi, la solitude (Einsamkeit), où la poésie, la peinture et l’histoire occupent une place de choix. Die Post appelle naturellement une longue parenthèse sur le cor dans la sensibilité romantique, et sur l’histoire de la poste en pays germanique, remarquablement documentée. Sur les causes du blanchissement des cheveux (Der greise Kopf) une longue digression fait sourire. L’auteur en a conscience et l’assume, écrivant à propos de Letzte Hoffnung « des considérations fort éloignées de Müller, de Schubert…et de la feuille qui tombe ». La lecture est distrayante, dans la mesure où elle vagabonde dans les domaines les plus divers. Ainsi éclaire-t-elle d’un jour singulier, souvent insoupçonné tel ou tel lied, au risque de paraître pédante. Les renvois, les parallèles, les digressions abondent, foisonnent, qui parfois interrogent : il est utile de renvoyer à la physique et à la symbolique de l’eau et des cristaux de neige ou de givre, pour comprendre Frühlingstraum, aux aberrations optiques pour die Nebensonnen. Si les explications scientifiques sont maintenant connues, sinon familières, leur mise en perspective historique est bienvenue. Combien découvriront aussi à cette lecture l’oppression, la censure, la chape de plomb imposée par Metternich pour imaginer le climat politique et social diffus dans lequel vivaient Schubert et ses amis ? La résonance de Winterreise ou de tel lied dans la littérature, la réception du cycle, de sa création à nos jours, avec la récupération parfois délibérée de tel ou tel aspect, enrichissent opportunément le propos.
Etrangement, l’abondante bibliographie, de langue anglaise pour l’essentiel, omet nombre d’ouvrages importants au profit de certaines contributions marginales. Ainsi ignore-t-elle les plus importantes de Otto Emil Deutsch, les deux volumes consacrés aux lieder de Schubert par Fischer-Dieskau, publiés en 1971 et en 1996. Il en va de même des travaux de Achim Goeres, même si la contribution de Zižek (Lénine auditeur de Schubert) participe d’une démarche voisine. Il en va également de l’analyse de Jacques Chailley. Même en ayant une fréquentation ancienne, approfondie du cycle, force est de recourir à la partition pour expliciter certains passages du commentaire. Le texte musical compte 76 pages. Etait-il impossible de les reproduire, alors que l’iconographie en occupe à elle seule plus de la moitié, et les textes des lieder et leur traduction plus de 48 pages ? La richesse du propos, le foisonnement des citations, des références justifieraient à eux seuls un index permettant de retrouver tel lied, tel auteur. Las, le lecteur devra construire le sien.
Le livre dépasse de loin la proposition affichée. « Il n’est rien de plus qu’une petite partie de l’exploration des beautés et des complexités de la pensée humaine – musicale et littéraire, textuelle et métatextuelle. Notre Voyage d’hiver y exerce son charme. » conclut l’auteur, avec modestie. Au terme d’une lecture passionnante, le mélomane comme le curieux y auront beaucoup appris et ne pourront plus écouter Winterreise de la même oreille.