Le débat sur les metteurs en scène et les détournements qu’ils opèrent sur les œuvres du grand répertoire fait rage. Gageons que ce DVD ne fera que cliver un peu plus les positions. Alex Ollé transforme les Gaulois en phalangistes de la guerre civile espagnole, Oroveso devenant un sosie du Caudillo lui-même, et la forêt d’Irminsul un immense champ de croix, image du catholicisme doloriste qui servait de mantra au régime franquiste. Pourquoi pas, après tout ? Cette transposition en vaut bien d’autres, et le soin apporté aux costumes, aux éclairages et au jeu d’acteur fait que les choses « fonctionnent » plutôt bien. On épinglera notamment une scène « des enfants » où les dessins animés projetés sur de nombreux écrans suffisent à faire sentir le choc entre la résolution criminelle de Norma et l’innocence de sa progéniture. Le final a grande allure, avec ses projections de flamme et son coup de théâtre de dernière minute, dont on ne révélera rien mais qui est porteur de beaucoup de sens. Finalement, le seul regret est que le metteur en scène ne soit pas allé assez loin dans sa démarche, quitte à brusquer ce pilier du répertoire romantique. Les Romains sont ainsi dépourvus de toute identité, vaguement affublés de vêtements civils qui n’évoquent aucun contexte précis. Sont-ce des opposants au totalitarisme ? Des symboles de la bourgeoisie espagnole, indécise lors de la guerre civile ? Des représentants de l’avenir capitalistique du pays ? Impossible de trancher, et cet inachèvement dans la démarche laisse un goût de frustration. Ce n’est donc pas ici que nous aurons la grande version moderne de Norma.
Les vrais atouts du coffret sont musicaux. Au premier rang, le Pollione de Joseph Calleja. Même s’il est desservi par une mise en scène qui semble ne savoir que faire de lui, le Maltais confirme qu’il est un des meilleurs ténors du moment (voir son récent récital Verdi), et en tous cas le titulaire du rôle le plus convaincant sur la planète lyrique. D’un engagement physique constant, d’une présence scénique irradiante, il n’oublie jamais de soigner sa ligne, tout en faisant tinter dès qu’il le peut ce magnifique grelot qu’il a dans la gorge. A l’entendre lancer fièrement ses répliques face à son amante, fort de son timbre solaire, on regrette que Bellini ne lui ait pas confié une partie plus étoffée, et surtout que le librettiste lui ait donné un rôle aussi ingrat. Un salaud doté d’une aussi belle voix, c’est vraiment trop injuste. La Norma de Sonya Yoncheva suscitera davantage de polémiques. On a tout ce qu’il faut en matière de volume, de grandeur tragique, de sérieux. Le timbre est admirable de raucité, évoquant bien sûr Callas. Cependant, l’incarnation reste un peu univoque, d’un bloc, la druidesse terrible l’emportant nettement sur l’amante délaissée et surtout sur la mère ; les moments d’abandon ne sont pas assez perceptibles sur le plan sonore. La voix reste d’acier même lorsqu’elle doit se faire lait de la tendresse humaine.
Face à tant de puissance, l’Adalgisa de Sonia Ganassi a d’abord un défi, qui est celui de toutes les titulaires du rôle : exister devant Norma. Elle y parvient plutôt bien, jouant à fond la carte de l’ingénue troublée par des sentiments contradictoires. La voix est certes petite, mais la chanteuse en tire le meilleur parti, ourlant des phrases délicates, et négociant avec talent ses vocalises. Là où le bât blesse, c’est dans les duos avec Norma, si importants dans l’équilibre de la partition, qui sont plutôt mal appariés, avec deux timbres trop différents et un déséquilibre de puissance évident au profit de Norma. En Oroveso dont la ressemblance physique avec Franco est presque troublante, Brindley Sherrat déçoit : la ligne est instable, les graves inaudibles et la justesse plus d’une fois prise en défaut. Le chanteur n’a qu’une cinquantaine d’années, mais l’usure des moyens lui en fait paraître dix de plus. Dommage, le rôle est important, et un bon chef des Druides aurait assuré à cette version une place de choix dans la discographie. Surtout qu’Antonio Pappano est à son affaire, transformant la fosse d’orchestre en un chaudron d’où s’exhalent toutes les passions humaines. Après l’avoir écouté, plus personne ne pourra jamais prétendre que l’orchestre de Bellini n’est qu’une « grosse guitare » (dixit Wagner). Bref, malgré de solides atouts, il y a là trop d’occasions manquées, et les amateurs d’opéra filmé devront encore patienter un peu avant de tenir leur Norma de référence.