Le 2 décembre 1877, le ténor Jules Godart (de son vrai nom Godarder) naît à Quaregnon, en Belgique. Au Conservatoire de Bruxelles, il est l’élève de Désiré Desmet (aussi inconnu de nous que de vous). Il fait ses débuts au Théâtre de la Monnaie en 1905. Sa voix est suffisamment remarquable pour que le chanteur soit engagé à l’Opéra de Paris en 1908. Il y chante Lohengrin, Samson, Faust dans la Damnation ou Siegfried dans Götterdämmerung. Parallèlement, il épate les scènes de Rennes, Rouen, Marseille, Genève et même du Mans, grâce à sa voix riche et puissante. La critique est unanime : « Monsieur Godart a une belle et forte voix ; il est dommage qu’elle ne soit pas toujours d’une justesse absolue, chez lui le chanteur hésite encore ; le comédien encore plus ! » (G. Pioch, in Musica, mai 1909). « Monsieur Godart me paraît plus à son aise dans Samson que dans Lohengrin. Sa voix est fraîche et il articule bien, mais qu’il prenne donc de la justesse grands dieux ! » (Comœdia, octobre 1909). Voilà qui rassure sur la qualité de notre scène nationale. Mais le chanteur était efficace dans Wagner, compositeur qui selon certains n’exige pas de grands raffinements. Il était d’ailleurs surnommé « le grand blond », ce qui peut suffire pour ces rôles.
Engagé par le Metropolitan Opera de New York, il est à l’aube d’une immense carrière quand son destin croise tragiquement le chemin de Marie Bourette. C’est au Vésinet, le soir du 21 octobre 1909, que tout bascule. Invité à dîner avec sa femme chez les Doudieux, des amis communs, il se sent mal, se plaint de migraine : tous les symptômes d’une indigestion. Quoi de plus normal ? Un ténor, c’est bien connu, ça bouffe comme quatre. Les Doudieux proposent à leurs amis de rester coucher à la maison. Dans la nuit, l’état du chanteur empire et Mme Godart réveille Mme Doudieux qui lui remet deux cachets d’antipyrine (C11H12N2O). L’homme avale la dose mais il est pris de spasmes au petit matin. Appelé en urgence, le docteur conclut lui aussi à une indigestion. Il lui fait administrer une purge (peut-être la lecture de passages de L’Anneau des Löwenskold, de Selma Lagerlöf, prix Nobel de littérature cette année-là ?). Mais le chanteur meurt, dans d’horribles souffrances, vers les 16 heures. Le médecin conclut à une crise d’urémie. Doudieux ne tarde pas à faire le lien avec Marie Bourette, petite vendeuse de jupons des Magasins du Louvre avec laquelle il a eu une aventure en 1902. A l’époque, Doudieux lui a promis le mariage, mais il ne cherchait qu’une aventure sans lendemain. Il la délaisse au bout de quelques mois puis se fiance. Bientôt, le couple reçoit des missives anonymes menaçantes. Puis ce sont les lettres d’insultes. Quelque temps plus tard, Marie Bourette, qui a perdu son emploi (suite à une affaire de vol), obtient de revoir Doudieux. Ingrat comme tous les marchands de meubles, l’homme refuse de lui venir en aide. Dépitée, elle fera déposer, à proximité de leur porte d’entrée, un colis anonyme que le couple s’approprie sans se poser de questions. Dans celui-ci, plusieurs petites choses, dont une boîte de chocolats empoisonnés à l’arsenic (As2S3 / As4S4) et les fameux cachets de phényldiméthylpyrazolone préalablement trafiqués. Ce sont ces médicaments qui vont provoquer la mort accidentelle de Godart et sauver les époux égoïstes (l’histoire ne dit pas ce que sont devenus les chocolats, mais tous ceux qui ont cotoyé le couple à l’époque sont morts aujourd’hui. Hasard ?). Marie Bourette est arrêtée en janvier 1910 et condamnée en juillet aux travaux forcés à perpétuité. Elle est alors écrouée à la prison Saint-Lazare. Peu de temps après son incarcération, elle est transférée dans un asile psychiatrique.
Sans ce tragique accident, Jules Godart aurait aujourd’hui 140 ans et peut-être serait-il en train de chanter Rodolfo dans un vaisseau spatial !