« Il est l’homme des Nibelung », avait déclaré la féministe allemande Louise Otto-Peters, et il s’était lancé dans la composition d’un opéra intitulé Siegfried und Brunhilde. Il ne s’appelait pas Richard Wagner, mais Niels Gade. Né quatre ans après Wagner, mort sept ans après lui, Gade était danois, à une époque où il valait parfois mieux mettre en musique des textes écrits en allemand pour assurer la diffusion d’une œuvre, surtout lorsqu’on voulait la faire créer à Leipzig, comme Comala, texte d’inspiration ossianique (eh oui, en 1846, l’Europe fantasmait encore sur les aventures de Fingal et autres joyeux bardes écossais, même si cela faisait presque trois quarts de siècle que le jeune Werther les avait traduites pour se distraire).
Alors que Wagner venait de donner à Dresde son Vaisseau fantôme, Niels Gade s’attaqua, en guise d’exercice préparatoire à un opéra sur les Nibelung, à une grande cantate pour solistes, chœur et orchestre, qui recentrait les mythes de Macpherson sur le personnage féminin de Comala. Toute la partie centrale du livret, une fois les guerriers partis combattre, nous montre l’épouse de Fingal écoutant une ballade chantée par ses suivantes, puis succomber à ses craintes, recevoir la viste des ombres des trépassés, et enfin mourir avant le retour du héros. Si la musique de Gade ressemble beaucoup à celle que Mendelssohn produisait à la même époque (on pense notamment à La Première Nuit de Walpurgis), Comala fait irruption dans cet univers comme une Senta, et pas seulement à cause de la similitude des situations, mais aussi par l’ampleur de la déclamation qui lui est réservée – et comme par hasard, juste après sa mort résonne un appel de cor qui n’est pas si éloigné du motif du Hollandais…
A l’occasion du bicentenaire de la naissance de Niels Gade, Laurence Equilbey a eu l’excellente idée de s’emparer de cette partition, dont il n’existait jusqu’ici qu’une seule version disponible, parue il y a un quart de siècle. Après avoir enregistré plusieurs œuvres vocales de Gade, dont Elverskud en 1985, et Kalanus en 1986, le chef danois Frans Rasmussen avait également gravé Comala. Le disque aujourd’hui publié chez Da Capo dure 49 minutes (contre 58 minutes pour la version Rasmussen) : Laurence Equilbey opte pour des tempos plus nerveux, plus allants, ce dont on ne se plaindra pas, même si l’évocation des paysages nordiques se fait ici un peu moins rêveuse. Une fois n’est pas coutume, ce n’est ni l’Insula Orchestra ni le chœur accentus qu’elle dirige, mais les forces nationales danoises, ce qui permet d’apprécier les différentes facettes du Danis National Concert Choir, tantôt martial (le départ et le retour des guerriers), tantôt immatériel (l’apparition des esprits). Et pour chanter le texte allemand, une distribution internationale a été rassemblée. Comala, telle Carmen, a sa Mercedes et sa Frasquita : Dersagrena et Melicoma sont confiées à la mezzo irlandaise Rachel Kelly, à qui échoit la ballade évoquée plus haut, et à l’alto danoise Elenor Wiman. Fingal, rôle plus développé, est interprété par le baryton allemand Markus Eiche, particulièrement touchant dans son deuil lorsqu’il retrouve son épouse défunte. Enfin, notre compatriote Marie-Adeline Henry fait forte impression dans le rôle-titre : la puissance de l’incarnation, reposant sur un timbre à la densité assez inhabituelle, fait largement oublier une certaine stridence de l’extrême aigu, et l’on comprend qu’après Madame Lidoine en décembre dernier, la soprano s’attaque désormais à un répertoire plus lourd, puisqu’elle sera Chrysothemis en juin prochain à Bordeaux. Bientôt Senta ?