Evidemment, si on a eu la chance de voir cette Finta Pazza de Francesco Sacrati dans la mise en scène de Jean-Yves Ruf à Dijon ou à Versailles, ou dans une version semi-staged comme au Victoria Hall de Genève, on est un peu frustré : les performances de Mariana Florès qui y brûlait les planches ou les rôles travestis qui rivalisaient de bouffonnerie shakespearienne sont inoubliables.
En revanche, c’est la première version enregistrée. On peut enfin écouter avec toute l’attention qu’il mérite cet opéra qui fut longtemps mythique et considéré comme perdu. Alan Curtis, qui en 1987 fut le premier à le re-créer depuis les années 1640, ne l’enregistra pas et curieusement, comme le racontait Clément Demeure, ni Christie, ni Garrido, ni Jacobs, ni Rousset ne s’y sont intéressés.
Mariana Florès © Gilles Abegg
Voilà donc dans une version superbe un des premiers opéras vénitiens, mais aussi le premier opéra français, puisqu’il fut exporté à Paris dès 1645 et qu’il transporta d’enthousiasme le jeune Louis XIV (sept ans) et lui inocula le virus de la danse, grâce à ses ballets ajoutés, celui des autruches, celui des Indiens et des perroquets.
C’est un peu comme si La Finta Pazza avait attendu que Leonardo García Alarcón, passionné par l’opéra baroque italien en général et vénitien en particulier (cf sa Didon de Cavalli, le Palazzo incantato de Rossi, l’Orfeo et l’Incoronazione di Poppea de Monteverdi), se penche sur elle. On a aussi le droit de penser qu’à l’intérêt de l’œuvre s’ajouta pour lui l’ardent désir d’offrir à Mariana Florès le rôle de sa vie (c’est elle qui le dit). Il raconte très bien l’histoire de ce projet dans l’entretien qu’il nous a accordé.
Mais si c’est un opéra de chanteurs-acteurs, c’est aussi un opéra de chef. Et dès l’ouverture on est séduit par l’agilité et la prestesse de la Cappella Mediterranea, un ensemble restreint de quinze musiciens, pas moins de neuf d’entre eux assurant le continuo, gambistes, luthistes, harpiste, basson et clavecins.
Soit dit en passant, la sinfonia était la seule page manquante du manuscrit jalousement conservé par un aristocratique collectionneur italien, et l’on entend là deux pages vénitiennes aussi, de Cavalli, extraites des Nozze di Teti e di Pele pour la partie lente et de l’Ormindo pour l’allegro.
Leonardo García Alarcón © François de Maleissye – Cappella mediterranea
Un grand spectacle dans un petit théâtre
Jean-Francois Lattarico rappelle dans le livret qu’à Venise, que ce soit au San Cassiano, au San Salvador, au San Giovanni Grisostomo ou au Novissimo, il n’y avait guère que dix ou douze musiciens dans ce qui n’était pas encore une fosse. Le Novissimo était un petit théâtre de bois, l’ouverture de scène n’était que de neuf mètres. En revanche, grâce à Giacomo Torelli, inventeur génial de la machinerie à l’italienne, les toiles peintes et les gloires apparaissaient ou disparaissaient à une vitesse stupéfiante, grand attrait de cette nouvelle forme de spectacle pour les quatre ou cinq cents amateurs présents. Torelli était ingénieur à l’Arsenal de Venise, donc expert en cabestans et en fils. C’est aussi lui qui signa les maquettes de décor de La Finta Pazza, conservées à la Bibliothèque de l’Arsenal, et qui, à la demande de Mazarin, assura la décoration de la reprise au Petit-Bourbon.
L’un des décors de Torrelli pour la création à Venise
Evoquer cette mise en scène « à effets », c’est manière de dire que la musique n’est qu’un élément du spectacle, de souligner le « caractère non sacré de l’objet musical » (Lattarico). Si le matériel de la création vénitienne est perdu, par chance le manuscrit d’une reprise à Piacenza est réapparu, car, chose étonnante et qui atteste d’un succès de curiosité foudroyant, la Finta Pazza fit l’objet d’une tournée, la première du genre, à Bologne, Gênes, Turin, Milan, Florence, Naples.
Un caustique mélange des genres, y compris sexuels
Le livret était sans doute aussi important que la musique. Le Novissimo était placé sous l’égide de l’Accademia degli Incogniti, à laquelle appartenaient les librettistes les plus en vue, comme Badoaro (Il Ritorno d’Ulisse in patria), Busenello (Didone) et Giulio Strozzi, auteur de cette Finta Pazza, premier opéra où apparaît le topos de la folie. Le livret mélange joyeusement les genres, y compris au sens sexuel du mot, et ses audaces, l’érotisme constant, l’éloge de la bisexualité, la présence drolatique de personnages travestis (Achille lui-même, le héros, vit sur son île déguisé en femme), n’étonnaient sans doute personne à Venise en période de Carnaval.
Le scénario découle d’une mythologie que tout le monde connaissait par cœur. Il évoque l’épisode d’Achille réfugié dans l’ile de Scyros avec son amante Déidamie et leur fils Pyrrhus pour échapper à la guerre de Troie. Mais voici que débarquent à sa recherche Ulysse et Diomède ; la vue d’un poignard parmi les cadeaux offerts aux filles du roi Lycomède réveille les instincts guerriers d’Achille. Déidémie, que le départ d’Achille plonge dans le désespoir, mimera la folie pour le retenir, prétexte pour l’interprète principale, Anna Rienzi à la création ou Mariana Florès aujourd’hui, à de pétaradantes démonstrations.
Après un bref prologue qui met en évidence les fraîches voix de Julie Roset (L’Aurore) et Norma Nahoun (La Renommée), on s’aperçoit dès les premières scènes que l’écriture est constamment variée. Certes le recitativo accompagnato domine (il s’agit de raconter une histoire), mais nombreux sont les arias, les ariette, les ritournelles, tous plutôt courts (ça va très vite). Des airs peut-être ajoutés pour le public de Piacenza, moins lettré que celui des Incogniti, à l’image de celui où Diomède (Valerio Contaldo, seul « vrai » ténor de la distribution, et comme toujours rayonnant) convainc le Capitaine (Salvo Vitale, savoureux dans ce rôle de basse un peu comique et vaguement avinée) de les laisser débarquer, lui et son compagnon Ulysse (le contre-ténor Carlo Vistoli, timbre clair et virtuosité des ornements).
L’enregistrement à Versailles © François de Maleissye – Cappella mediterranea
Un festival de voix ambigües
La versatilité de l’écriture de Sacrati est étonnante. Il recourt souvent à une manière d’arioso, ainsi le début de la scène céleste qui voit Thétys, mère d’Achille, résister à Junon et Minerve qui veulent envoyer son fils faire la guerre, mais aussi à des duos ou duettos, souvent pour la fin d’une scène, à l’exemple des voix entremêlées de l’amoureux Diomède et d’Ulisse chanté par un contre-ténor, pour le duetto « Scorgeteci voi dunque ».
Une curiosité de la partition est de faire appel à trois contre-ténors (pour Achille, Ulisse et l’Eunuque) et à un ténor bouffe travesti chantant en voix de tête (la Nourrice).
Par la grâce d’une écriture toute de souplesse on passe insensiblement du récitatif aux arias, et aux ensembles. Parfois le basson vient colorer un continuo très fourni, et l’ajout de deux violons et trois flûtistes, jouant aussi le cornet à bouquin, suffit à constituer le tutti. Cette fluidité, ce naturel assurent la prédominance des voix. Et du jeu théâtral.
Valerio Contaldo © François de Maleissye – Cappella mediterranea
Une invention mélodique inépuisable
Si l’habileté de Sacrati fait qu’on a parfois du mal à démêler les différentes styles d’écriture – et d’ailleurs poursuoi les démêler ? –, quand apparaissent pour la première fois Deidamia et Achille, on admire immédiatement les phrasés et les accents de Mariana Florès, qui habite de passion la moindre syllabe, et la suavité, le timbre enivrant et chaud de Paul-Antoine Bénos-Djian.
Le tendre « Nettare mio suave, anima pura » de Deidamia ou peu après « So ben io qual tu sei » sont les premiers d’une belle série d’airs ou d’ariosos très mélodiques et très inventifs, toujours très courts, presque fugitifs, qui n’interrompent pas le mouvement d’une scène mais éclairent brièvement tel état d’âme passager. Typique du mélodisme de Sacrati, le duetto ravissant avec Achille « Felicissimi amori » et c’est le genre de moments où on pense à « Pur ti miro ».
Simple exemple, dans une seule réplique de Diomède, « Nostro dovuto officio » (II, 4), Sacrati commence en récitatif, passe à un arioso qui fait penser à Monteverdi, d’autant que c’est Valerio Contaldo, qui fut Orfeo, qui le chante, enfin à une ritournelle bondissante. Et de ces ritournelles, il y en a partout.
Une surenchère d’équivoques
Non moins irrésistibles de charme ses ensembles. La canzonetta a tre voci « Il canto m’alletta » par Eunuco, Deidemia et Achille, qui se rit insolemment des genres puisqu’elle allie trois timbres féminins, dont deux assurés par des hommes… est d’une grâce voluptueuse. Comme était délicieux le trio « Son belle glorie al fine » à la fin de la scène des déesses.
Surenchère d’équivoque, dans la scène 5 du premier acte, Sacrati s’amuse même à faire rivaliser les voix des trois Donzelle (Aurélie Marjot, Anna Piroli, Sarah Hauss) avec celle de l’Eunuque, d’Ulisse et d’Achille, trois contre-ténors donc.
Dans le rôle de l’Eunuque, Kacper Szelążek fait une ébouriffante démonstration de virtuosité et la partition lui ménage quelques morceaux de bravoure, l’acrobatique « Belle Rose, che regine», au premier acte, ou sur un rythme chaloupé l’air dansé « Serva, serva chi vuole» au deuxième , ou encore la romance « Non m’abbia donna fede » au troisième, qui se promène dans le très haut de la tessiture et dont il ne fait qu’une bouchée.
L’enregistrement à Versailles © François de Maleissye – Cappella mediterranea
Un héros transgenre
Shakespeare était mort depuis vingt-ans à l’époque de la création de la Finta Pazza, lui qui avait situé nombre de ses pièces en Italie, et dont tant de personnages se travestissent. On a le sentiment que quelque chose de son esprit perdure dans les bouffonneries et les paradoxes de cet opéra.
Moment shakespearien que celui où Achille ayant quitté ses vêtements féminins explique dans un air exquis, « Dolce cambio di natura », combien c’est charmant pour une femme de se transformer en homme, et inversement : « Combien envient mon état de pouvoir faire et l’homme et la donzelle ! » Et à nouveau on admire la délicatesse et la musicalité de Paul-Antoine Bénos-Djian.
Apparition shakespearienne que celle de l’ébouriffante Nourrice de Marcel Beekman pour une scène superbe et d’anthologie (II, 4) où l’on retrouve la Mariana Florès interprète inspirée des madrigaux de Sigismondo d’India ou des cris de douleur de Barbara Strozzi. Sa longue déploration « Io mi veggo schernita » est d’une puissante fragilité (pardon pour l’oxymore).
L’acte II est l’acte de Deidamia.
Leonardo García Alarcón suit Marina Florès dans les méandres de ce cri de douleur qui semble monter du plus profond de son âme dans un mélange très singulier de sincérité, presque d’impudeur, et de maîtrise de la voix. Comme souvent avec elle, on a le sentiment qu’elle joue là sa vie et qu’elle est possédée par quelque chose d’immense qui s’empare d’elle. Mais qu’en même temps tout est sous contrôle !
Mariana Florès © François de Maleissye – Cappella mediterranea
Sacrati offre à son personnage un lamento en plusieurs stations. Tour à tour douloureuse pour« Io mon senti alla morte, exaltée dans « No, no, amor vogl’io », pour culminer dans le sublime « Ardisci, animo, ardisci ! », grand déploration où la Finta Pazza se hisse décidément à la hauteur de Monteverdi. On le sait peut-être, García Alarcón estime, preuves musicales à l’appui (les intervalles) que le célèbre « Pur ti miro final » de l’Incoronazione est de la plume de Sacrati.
Mais comme Sacrati a très fort le sens du théâtre, il entrecoupe ces effusions d’interventions bouffonnes de la Nodrice où Marcel Beekman est décidément grandiose, voire délirant. On pense évidemment à la nourrice de Juliette… Burlesque et émouvante à la fois, et virtuose par dessus le marché (la vocalise folâtre sur « per tua pace »… !, l’accelerando sur « Non mancano mariti…, les colorature sur « più dell’antico è dolce un nuovo amore »…), la performance est éblouissante (et sur scène, c’était quelque chose !)
Second degré
La scène de la folie est évidemment le morceau le plus spectaculaire de l’opéra, et les auteurs l’ont écrite sans doute pour Anna Rienzi, dont les talents d’actrice faisaient l’unanimité. On peut penser que Giulio Strozzi avait imaginé ce rôle de femme libre en pensant à sa fille Barbara, qui menait sa vie en s’émancipant des convenances, belle chanteuse semble-t-il mais moins extravertie que la Rienzi.
Deidamia feint d’être folle pour qu’Achille ne s’en aille pas faire la guerre et susciter sa compassion. On va donc la voir, une grande épée en main, se battre contre des ennemis imaginaires, puis jouant le rôle d’Hélène de Troie faire mine de séduire l’Eunuque qu’elle prend pour le beau Pâris. Scène échevelée dont Sacrati fait un catalogue pince-sans-rire de toutes les manières d’écrire pour la voix. A tel point que Diomède chante « Il diletto è qui tutto / al canzonar rivolto – Le plaisir est tout entier ici tourné vers la dérision : / d’un siècle chantant, / il convient de seconder / la coupable joyeuse humeur. » Manière de défense et illustration du genre opéra, en somme.
La folie de Deidamia © Gilles Abegg – Opéra de Dijon
Un rôle fait pour elle (et inversement)
Mariana Florès, particulièrement déchaînée, peut en appeler à toute la palette des affetti, la fureur, la tendresse, la fantaisie, la séduction, suivant les inflexions du texte et de la musique. Avec désinvolture, Sacrati change ici d’écriture sans cesse, avec une préférence pour le stile concitato, mais des passages soavi ou teneri, démonstration de brio pour l’interprète qui épatait sur scène et dont on a ici l’écho – même si on regrette qu’il n’y ait que le son et que manquent l’image et la présence physique d’une artiste dont les attitudes sont aussi irrésistibles que les phrasés.
Le bref troisième acte propose un nouveau joyau : le long duo de retrouvailles entre les deux amants. Deidamia feint l’épuisement et Achille s’y laisse évidemment prendre, suppliant qu’elle lui pardonne. Situation parfaitement ambigüe, fondée sur le mensonge, voire la duperie, mais qui suscite des accents d’une poignante sincérité chez Achille. Paul-Antoine Bénos-Djian et Mariana Florès peuvent rivaliser de legato et de transparence vocale au service d’une écriture très madrigalesque.
Tous les témoins de l’histoire y vont de leur commentaire ébaubi, le rugueux Capitaine de Salvo Vitale, le lyrique et viril Diomède de Valerio Contaldo, le sombre Licomède d’Alejandro Meerapfel, le virtuose Ulisse. Réjouissances genérales convenues qui n’ont pour but que laisser désirer le sublime duo final *, qui n’est pas indigne de « Pur ti miro » et qui s’achève sur ces mots ambigus « T’amerò, se t’amai – Je t’aimerai puisque je t’ai aimé »…
Une réussite décidément marquante.
L’un des décors de Torrelli pour la création à Venise
* Un conseil à propos de ce duo final : écouter notre podcast avec Leonardo García Alarcón. Une révélation, pour ne pas dire un aveu, vous y attend.