Agrégé d’arts plastiques, professeur de peinture, aussi homme de théâtre, Vincent Le Texier est considéré comme l’une des plus belles voix de baryton français. Onze ans après notre première interview, nous l’avons rencontré à l’Opéra de Vichy l’avant-veille d’un Werther en concert où il faisait partie d’une distribution idéale.
Vous dites que le chant et la peinture demandent une énergie semblable. C’est-à-dire ?
J’ai toujours senti que l’énergie nécessaire en peinture au niveau de l’invention et de l’improvisation était très proche de celle qu’il faut avoir pour chanter. Dans les deux cas, au-delà de la technique, il faut chercher l’immédiateté. Tout le travail doit se faire avant. Quand on est sur scène ou en train de peindre, on doit se sentir dans une sorte d’improvisation, de liberté. Afin d’obtenir un « tout » qui touchera directement le spectateur, il ne faut pas vouloir tout contrôler. Comme le dit le fameux professeur de chant, Malcolm King : « Il faut laisser le corps faire ce qu’il sait faire… ». Cette sensation idéale, cette évidence au-delà des défauts est pour moi très proche de l’expérience que j’ai de la peinture. Chaque représentation est différente. Bien sûr, la base est toujours là. Il y a des contraintes. Mais on peut décaler, ou même supprimer, comme on voit Picasso le faire dans le film de Clouzot tourné sur le vif. Les chanteurs, comme Hans Hotter – mon idole ! – ou encore Jon Vickers, dont la voix ne plaît pas à tout le monde, sont ceux qui me touchent le plus.
Ce Bailli dans Werther que vous chantez ici à Vichy pour la première fois, comment avez-vous envie de le peindre ?
Je cherche toujours à éviter les caricatures. En tant que père, il est autoritaire, mais c’est aussi un homme intuitif et subtil. Il se montre plaisantin, pince-sans-rire avec ses amis ; il taquine gentiment Sophie sa fille cadette. C’est très étonnant. Il a un rapport spécial avec sa fille aînée qui assume la place de la mère disparue auprès de ses enfants plus jeunes, qu’il adore. Il est fier de sa beauté et en même temps perplexe sur son avenir qui est pourtant tracé. On sent bien qu’il y a quelque chose qui le trouble dans l’attitude de Charlotte avec Werther. C’est un personnage en demi-teinte auquel il faut donner une épaisseur en très peu de temps. Une ébauche en quelque sorte…
Votre répertoire est immense. Parlons de vos rôles…
Le plus important, c’est Golaud parce que c’est celui que j’ai joué le plus. On vient juste de m’engager à Strasbourg pour mon premier Arkel. Ce qui me fait plaisir du point de vue de la filiation, c’est que ce sera Jean-François Lapointe – mon premier Pelléas – qui va chanter Golaud. Je n’ai actuellement aucune intention d’abandonner Golaud, mais je trouve Arkel très intéressant. Ce n’est pas seulement un sage, un patriarche. Il faut quand même se rendre compte que c’est à cause de lui que le drame arrive. S’il n’avait pas obligé Pelléas à rester au lieu d’aller rejoindre son ami mourant, la rencontre entre Pelléas et Mélisande n’aurait pas eu lieu – en tous cas, elle ne se serait pas terminée de la même façon. Arkel est un personnage plus complexe qu’on pourrait le penser. C’est un homme de pouvoir qui a laissé pourrir son royaume. Les dessous puants que Golaud fait visiter à Pelléas, ils sont là par la faute d’Arkel. En plus du côté musical et vocal somptueux, je veux aussi montrer la face cachée du personnage qui existe chez beaucoup d’hommes politiques.
Toujours peintre ?
Oui, c’est pour cela que je suis passé facilement de la peinture au chant. Quelle est la place de l’interprète ? Comme un peintre, le chanteur prend toutes les décisions. Au moment de l’exécution, il est seul. La création et le théâtre m’ont toujours intéressé. Je ne veux pas être catalogué, ni être limité. J’ai envie de chanter du Mozart, du Messiaen, du Debussy, du contemporain…
Saint-François d’Assise est-il le rôle de votre vie ?
Non, c’est Golaud que j’ai chanté le plus. Mais en 2017, j’ai fait la création japonaise de Saint-François d’Assise en concert avec Sylvain Cambreling. L’attention du public pendant cinq heures était fascinante. Nous avons obtenu le prix du « meilleur événement musical de l’année au Japon ». Un CD va sortir. Je suis extrêmement content. C’est une chance car c’est très cher de réunir de tels effectifs. C’est bien qu’il y ait une trace.
Quid de votre Wozzeck de Manfred Gurlitt, joué à Rouen en 1996 ? Et, surtout celui de Berg, interprété à l’Opéra Bastille ?
Wozzeck de Berg est un rôle terrifiant qui vous rend complètement fou. C’est l’antithèse de Scarpia, la pire des victimes imaginables. On n’en sort pas indemne. C’est un rôle extraordinaire qui épuise. À la fin de la représentation, on ne peut plus articuler un son. Le Wozzeck de Manfred Gurlitt est une très belle œuvre – pas aussi révolutionnaire que celle de Berg. Malheureusement pour moi qui ai eu la chance de la créer en France, elle n’est pas assez connue. Berg et Gurlitt ne savaient d’ailleurs pas qu’ils travaillaient en même temps sur le même sujet.
Vous êtes très proche des compositeurs vivants : Aperghis, Fénelon, Manoury…
Oui, j’adore participer aux créations d’opéra. Je veux être un homme de mon temps, mais pas qu’on me classe comme un spécialiste du contemporain. Aujourd’hui ma voix me conduit vers un répertoire un peu différent, notamment vers Wagner.
Quels rôles dans Wagner ?
Mon objectif, c’est Wotan. Je le travaille depuis plusieurs années. Et maintenant je sais que ce rôle correspond complètement à ma voix actuelle. Bien que je chante souvent en allemand, notamment Wozzeck et Jochanaan dans Salomé, et que j’aie fait aussi Le Hollandais volant, quand on est français, ce n’est pas évident. J’ai d’ailleurs un projet encore en gestation. Un récital qui va avoir comme racine « Les adieux de Wotan ». Autour de ce thème, il y aura deux programmes : le premier avec des lieder de Schubert dont les textes ont un rapport avec la Tétralogie dans son ensemble et avec les adieux de Wotan en particulier. L’autre programme sera construit en écho, mais avec des lieder d’autres compositeurs, comme Strauss, Wolf…
Et Berlioz ? À part Balducci de Benvenuto Cellini que vous avez déjà chanté, vous allez bientôt participer à un grand événement.
En effet, ce 23 août à la Côte Saint-André, après des airs d’opéra français chantés par la soprano Véronique Gens, je chanterai Pierre L’Ermite de La Nonne sanglante de Gounod. Ensuite on pourra entendre la totalité de ce qui reste de la partition de Berlioz. Pour ma part, je chanterai un récitatif avec le ténor Marc Van Arsdale, puis l’air d’Hubert.
Trois prises de rôles vous attendent à la rentrée : Arkel à Strasbourg et à Mulhouse, Nick Shadow à Nice, et le Général Boum à Cologne. Laquelle vous excite le plus ?
Les trois. Pour Arkel, j’ai déjà répondu. Je suis vraiment ravi de faire mon premier Nick Shadow. Et le Général Boum va veaucoup m’amuser.