Oui, bien sûr, c’est l’événement de la rentrée parisienne : Les Huguenots font enfin leur grand retour à l’Opéra national de Paris, et l’on en attend monts et merveilles. Le n° 305 de L’Avant-Scène Opéra est justement consacré à ce que Berlioz appelait avec respect « le chef-d’œuvre de Monsieur Meyerbeer ».
Retour d’une œuvre
Si Les Huguenots reviennent aujourd’hui rhabillés et remodelés dans L’Avant-Scène Opéra (le n° 305 sorti en juillet remplace le n° 134 paru en septembre 1990), c’est évidemment parce que l’œuvre est enfin remontée à Paris, comme elle avait eu la chance d’être donnée à Montpellier en 1990. Entre ces deux dates, on a pu la voir ici et là en France (Metz 2004, Strasbourg 2012, Nice 2016) et ailleurs, en Europe surtout. Après les brillantes représentations du centenaire données au Palais Garnier en 1936, le chef-d’œuvre de Meyerbeer était largement passé à la trappe dans le pays qui l’avait vu naître. Pourquoi ce regain d’intérêt aujourd’hui ? Parce que, comme l’avait dit Malraux, le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas, et que tout ce qui tourne autour du fanatisme nous parle désormais plus que jamais ? Peut-être, mais aussi parce que le lent retour de tout ce pan de notre répertoire suscite l’intérêt des musicologues et des metteurs en scène, et parce qu’il est redevenu possible – mais pas facile, loin de là – de trouver des artistes aptes à chanter cette musique en en respectant la langue et le style. Car si l’on passe sur ces deux points, Gli ugonotti ont survécu en Italie et Die Hugenotten en Allemagne, mais au prix de bien des accommodements, voire de bien des trahisons.
Retour d’un genre
Plus généralement, c’est tout le grand opéra à la française qui semble faire retour depuis quelque temps. Malgré ses coupures et ses partis-pris contestables, la production de John Dew créée à Berlin en 1987 et qui tourna ensuite aura joué son rôle dans le retour progressif des Huguenots. Autre date importante, La Juive montée à Vienne en 2003 par Günter Krämer. Et au cours des quinze dernières années, des titres qui avaient été redonnés de loin en loin et uniquement comme véhicules pour tel ou tel chanteur, sont enfin arrachés à la gangue de kitsch qui les rendaient risibles aux yeux des mélomanes prétendument éclairés. Plus personne n’a à rougir d’aller voir L’Africaine – qu’il faut désormais appeler Vasco de Gama, le titre courant ayant été imposé contre la volonté de Meyerbeer – ou même Robert le Diable (pour Le Pardon de Ploërmel, il y a encore du boulot, surtout à cause de la chèvre qui suit partout cette pauvre Dinorah). Comme l’expliquent David Charlton et Isabelle Moindrot dans leurs textes respectifs dans L’Avant-Scène Opéra, le grand opéra possède une réelle efficacité dramatique, sa musique appelle la scène, et il offre ce spectaculaire que le public a longtemps recherché au cinéma, mais va bien au-delà grâce aux enjeux politiques et moraux de ses intrigues qui parlent à notre modernité. « Qui ne rêverait de voir Fernand Cortez de Spontini, Herculanum de Félicien David, Patrie de Paladilhe, Le Mage de Massenet ou même Les Barbares de Saint-Saëns ? »
Retour de l’Histoire
Si ces grands opéras du XIXe siècle reviennent sur les scènes, est-ce grâce ou malgré leur contenu historique ? Les livrets de Scribe et consorts sont en effet, pour la plupart d’entre eux, très précisément inscrits dans une époque plus ou moins reculée – entre le Moyen Age et la Renaissance, en général – et font référence à des événements réels, non sans un détour par leur transposition littéraire. L’intrigue des Huguenots vient ainsi tout droit de la Chronique du règne de Charles IX, ouvrage paru en 1829 dans lequel Prosper Mérimée exprimait sa sympathie pour les protestants, et qui a également servi de source au Pré aux clercs de Louis-Ferdinand Hérold (1832). Comme le montre Jean-Michel Brèque, le librettiste a néanmoins pris de considérables libertés, notamment en ce qui concerne le caractère d’un personnage historique comme la fameuse reine Margot (qui inspirera un roman à Alexandre Dumas en 1845, et un film à Patrice Chéreau en 1994). Même si Schiller n’est pas toujours fidèle à la réalité, Don Carlos n’en fait pas moins intervenir les acteurs centraux du drame survenu à la cour d’Espagne, là où Les Huguenots évite de faire apparaître Coligny, Charles IX ou Catherine de Médicis. Du reste, les metteurs en scène se dispensent allègrement de cette inscription dans un siècle et dans un lieu, et ne se gênent pas pour transposer les grands opéras français dans un univers tout autre (on a récemment pu voir L’Africaine situé dans un vaisseau spatial).
Retour des voix
Le 29 février 1836 fut dans l’histoire de l’Académie royale de musique une soirée mémorable (voir les articles de Jean Cabourg et de Marie-Hélène Coudroy-Saghaï). Depuis la création de Robert le Diable en 1831, Giacomo Meyerbeer s’était imposé comme un compositeur sur qui la grande boutique peut compter pour faire recette. Pour Les Huguenots, on avait réuni quelques-uns des meilleurs chanteurs dont dispose l’Opéra de Paris : Adolphe Nourrit en Raoul, Cornélie Falcon en Valentine, Julie Dorus-Gras en Marguerite, Nicolas-Prosper Levasseur en Marcel. Le 26 décembre 1894, le Metropolitan de New York proposera une représentation entrée dans la légende sous le nom de « Nuit des sept étoiles », avec Nellie Melba, Lilian Nordica, les frères de Reszké, Victor Maurel, Pol Plançon et Sofia Scalchi. Pourtant, comme le signale Didier Van Moere, en un demi-siècle, l’art du chant avait été profondément transformé par l’évolution de l’opéra, Verdi et Wagner étant passés par là. En 1936, l’Opéra de Paris alignait entre autres Georges Thill, Germaine Hoerner, André Pernet, mais là non plus, le style n’y était sans doute plus tout à fait. Aujourd’hui, grâce à la Rossini Renaissance, il est possible de rendre aux principaux personnages le profil vocal qui était le leur à la création, en confiant cette musique à des artistes rompus à la discipline rossinienne. Comme le dit Jean Cabourg, « La difficulté est aujourd’hui d’en faire ressortir l’incontestable originalité tout en ne la coupant pas de ses racines, celles du premier romantisme. Les Huguenots en 2018 ? Un défi que nos chanteurs semblent à présent en mesure d’affronter ! »
Retour au disque
Mais alors, si les musicologues y vont de leurs éditions critiques, les metteurs en scène s’y intéressent, si les chanteurs sont capables d’en respecter les nuances et le style, pourquoi ne disposons-nous toujours pas d’intégrales dignes de ce nom, en CD ou en DVD, de la plupart des fleurons de ce répertoire ? La production viennoise de La Juive a heureusement été immortalisée, Opus Arte a publié le Robert le Diable monté par Laurent Pelly à Covent Garden, mais parmi tous les spectacles récents, quel autre a connu les honneurs du DVD ? Pour le reste, il faut encore et toujours se contenter de mises en scène pour le moins datées, où brillent des stars vieillissantes. Pourquoi diable personne n’a-t-il eu l’idée de filmer la magnifique production des Huguenots signée par Olivier Py, coproduite par Bruxelles et Strasbourg ? Qu’attend-on pour faire enregistrer Raoul à Michael Spyres ou à l’un de ses confrères qui triomphent dans ce répertoire ? Peut-être attend-on tout simplement qu’une soprano dramatique s’impose dans le rôle de Valentine, ou une basse rossinienne et francophone dans le rôle de Marcel. Du moins peut-on penser que le spectacle de l’Opéra de Paris sera filmé, diffusé et, qui sait, commercialisé.