Jacques Fromental Halévy entre au Conservatoire de Paris à l’âge de sept ans. Particulièrement précoce, il commence à y donner des cours de solfège à sa quinzième année. Premier second prix de Rome en 1817, puis premier grand prix en 1819, il parcourt l’Italie, séjourne à Vienne et rencontre plusieurs fois Beethoven qu’il admire. Il compose quelques ouvrages mineurs dont seul a survécu Clari, ouvrage rossinien créé par la Malibran mais de faible inspiration mélodique (il faut remercier Cecilia Bartoli de l’avoir défendu). Son premier succès sera La Juive, triomphalement créée à l’Opéra de Paris en 1835, un an avant Les Huguenots de Giacomo Meyerbeer. Au total, il composera plus d’une trentaine d’ouvrages pour la scène, parmi lesquels Guido et Ginevra, La Reine de Chypre et Charles VI seront des succès, mais bien moins éclatants que son premier grand opéra. Le Juif errant, au contraire, est un échec. Parallèlement, Halévy n’abandonne jamais totalement l’enseignement. En 1853, il est à la tête de la classe de composition où il accueille un autre génie précoce, le jeune Georges Bizet : celui-ci a à peine quinze ans. Noé est la dernière de ses œuvres que son décès, le 17 mars 1862, laisse inachevée. Sept ans plus tard, Bizet épouse Geneviève Halévy, la fille du compositeur et entreprend d’achever l’ouvrage de son beau-père, mais décède sans le terminer. Un compositeur anonyme se chargera de le compléter, notamment pour le ballet, inspiré du Djamileh de Bizet. Faute de manuscrit, on ne connaîtra jamais la part de Bizet et d’Halévy, et les modifications apportées par le premier à la musique du second.
Avec une composition particulièrement chaotique, on pouvait craindre un ouvrage manquant totalement d’homogénéité. Il n’en est rien et l’ouvrage, sans être un chef-d’œuvre (mais combien y-en-a-t’il ?), est une vraie surprise.
Premier responsable de cette réussite, Hubert de Saint Georges, auteur d’un livret délirant et flamboyant, à la Gustave Le Rouge, où la dynamique prime sur la vraisemblance. Noé donne son titre à l’ouvrage, mais n’y a qu’un rôle mineur. Sarai, la femme de son fils aîné, Cham, se croit délaissée par son époux, sur la foi d’une voix qui lui murmure à l’oreille. De fait, Cham répudie Sarai sans explication. A l’acte II, l’Ange Ituriel, bravant la colère divine, vient déclarer son amour à Sarai (on sait désormais de quel sexe sont les anges ; quoique…). Alors qu’elle lutte contre Ituriel, Cham fait son entrée avec sa nouvelle épouse, qu’il a volée à son propre frère. Sous le coup de ces émotions, Sarai cède à l’Ange. A l’acte III, Sarai épouse, sans grande conviction, son séducteur, et devient reine de la ville d’Henoch. Cham réapparaît. Il n’a pas reconnu Sarai et vient demander le secours de la reine pour récupérer sa fiancée qu’il s’est fait reprendre. Sarai se dévoile et les deux protagonistes se crachent mutuellement leur haine à la figure. Passons sur quelques péripéties annexes. Cham participe à la bacchanale d’Ituriel et sa cour, Sarai et la belle-sœur tentent de sauver Cham malgré lui, rien n’y fait. Apparition de Noé, malédictions diverses, destruction, drogue violence, sexe, météorite… Toute la sainte famille monte dans l’Arche et tous les autres meurent…
La partition offre un grand nombre de pages au diapason de l’intrigue, en particulier l’acte d’Henoch et la scène finale. Toutes les scènes d’Ituriel (rôle de ténor très aigu) sont passionnantes et originales.
Pierre Jourdan était connu pour ses mises en scène de facture classique, très fines et théâtrales mais jamais disruptives. Après un premier acte un peu sage, il rejoint les auteurs dans leurs délires, culminant dans la scène d’Henoch, vision moderne d’un monde sans morale ni transcendance, tout entier consacré au culte des plaisirs. Comme nous l’écrivions à l’époque de la création mondiale de l’ouvrage à Compiègne, « Pierre Jourdan nous révèle la modernité insoupçonnée de ce livret : la condamnation d’une société pourrissante, déréglée par la perte de ses valeurs fondamentales ».
La distribution est dominée par le ténor Philippe Do parfaitement à l’aise avec la tessiture épouvantable de l’Ange. Sur le papier, Anne-Sophie Schmidt n’est sans doute pas le Falcon attendu, mais son engagement vocal sans faille et son interprétation théâtrale remarquables emportent l’adhésion. Jean-Philippe Courtis a pour lui une bonne diction en Noé mais ses moyens sont bien diminués. Matthieu Lécroart est un Cham à la voix jeune et belle, à la diction exemplaire. Les autres rôles sont moins dotés vocalement mais parfaitement tenus. Quatorze ans après ce spectacle, le chef Emmanuel Calef (ancien élève de l’Ecole Polytechnique comme son illustre devancier Pierre Boulez) attend hélas toujours la notoriété que nous lui prédisions à l’époque. Sa direction est en tous points remarquable.
La technique vidéo est un peu ancienne, ce qui prive cet enregistrement d’une quatrième étoile.