On n’écoute pas par hasard un disque d’Ian Bostridge. Accomplir cette démarche suppose en général une connaissance préalable du ténor britannique, une acceptation de ce qu’on pourrait appeler la bostridgisation : toute musique interprétée par cet artiste se colore des teintes propres à cette voix si particulière. On peut ne pas du tout adhérer à sa démarche, on peut l’apprécier dans certains cas, moins dans d’autres. Mais au moins, à notre époque d’uniformisation et d’internationalisation, ce timbre présente-t-il le grand mérite d’être immédiatement reconnaissable.
La bostridgisation est particulièrement remarquable dans un répertoire où les ténors ne s’aventurent pas en majorité. Surfant sur la vague des commémorations de 14-18, Ian Bostridge propose un disque autour du thème de la guerre, en partie seulement en lien avec le premier conflit mondial du XXe siècle. Même les mélodies de Rudi Stephan ont vraisemblablement été écrites avant la déclaration de guerre (« vraisemblablement » car ce cycle n’a été publié qu’à titre posthume, par un ami du compositeur allemand). Mais Stephan est mort sur le front de l’est en 1915. Et George Butterworth a été porté disparu dans la Somme en 1916, donc il s’agit bien là d’hommes fauchés par la guerre. Pour le reste, les mélodies de Kurt Weill ont été composées pendant la Seconde Guerre mondiale, sur des poèmes de Walt Whitman inspirés par la guerre de Sécession. Et les extraits du Knaben Wunderhorn renvoient évidemment à l’existence qui fut de tout temps celle des soldats envoyés au casse-pipe. Par une curieuse coïncidence, toutes ces pages sont le plus souvent défendues par des voix graves, ce qui rend d’autant plus intéressant d’entendre un ténor dans ce répertoire.
Le cycle conçu par Butterworth d’après les poèmes d’A.E. Housman, A Shropshire Lad, a été notamment enregistré par Bryn Terfel en 1995 dans son disque The Vagabond. En 2012, Sylvain Fort comparait cette interprétation à celle proposée par Simon Keenlyside qui, sentant venir le vent des commémorations, y allait déjà de ses Songs of War. Cette fois, il n’est plus question de disserter sur la virilité d’une voix qui, bien au contraire, se fait presque androgyne dans l’aigu. Quand les poèmes évoquent « Les gars qui mourront dans leur gloire et ne seront jamais vieux », ou qui « gisent sous la terre », comme par une prémonition du sort de la génération décimée sur les champs de bataille, ce n’est pas un vétéran qui pleure les disparus, mais un être aussi juvénile que les futures victimes, alors même qu’il évoque son grand âge dans « Loveliest of trees ».
Les textes mis en musique par Rudi Stephan n’ont rien de prémonitoire, et sont tout entières consacrées à l’ambiguïté du vert paradis des amours enfantines ou adolescentes : l’envoûtante magie du timbre du ténor trouve aisément à s’y épanouir. Signalons au passage que Marc Mauillon, autre voix à la séduisante étrangeté, avait gravé certains des Butterworth et trois des Stephan dans deux disques parus chez Hortus dans la précieuse collection « Les Musiciens et la Grande Guerre ».
Dans les Kurt Weill, où les rythmes martiaux rappellent parfois « Le canon sonne » de L’Opéra de quat’ sous ou « Le Grand Lustucru », Ian Bostridge se fait cinglant pour marteler les « Beat, beat, drums » qui reviennent dans la mélodie du même nom. Dans ce cycle, « Come up from the fields, father » étonne par son piano galopant, quasi debussyste.
Chez Mahler, on peut avoir l’impression de redécouvrir le Cor merveilleux de l’enfant, lorsque ce n’est plus un pauvre fantassin qui exprime son désarroi, mais le Peter Quint du Tour d’écrou qui distille son venin ironique, pour une version assez expressionniste de « Revelge ». Comme avec Joyce DiDonato il y a quelques mois, Antonio Pappano se montre un accompagnateur brillant, sensible et virtuose, et jamais l’orchestre n’aura paru moins nécessaire.