Sur le vif, le spectacle conçu par Lorenzo Regazzo nous avait porté à la jubilation. Il y tourne en dérision les démons du Regietheater en soumettant les personnages de La cambiale di matrimonio aux extravagances d’un metteur en scène qui ne se sépare jamais du Manuel de la nouvelle mise en scène. Il n’est pas sûr que ceux qui découvriront cette production du Festival Rossini de Bad Wildbad par le DVD qui en a été tiré à partir de la représentation du 29 juillet dernier y prendront le même plaisir que nous. Ainsi qui serait hostile par principe aux interventions sur les œuvres telles que l’ajout de personnages – ici le metteur en scène tantôt présent en fond de scène, tantôt intervenant pour diriger les chanteurs ou « enrichir » les scènes d’accessoires signifiants – pourrait à bon droit faire la moue. Il faudrait qu’il replace l’entreprise dans son contexte, à quelques lieues de l’opéra de Stuttgart, véritable temple du Regietheater, pour appréhender et apprécier l’à-propos de la provocation. Mais même un spectateur disposé à accepter avec bienveillance les initiatives visant à rénover le répertoire de l’opéra pourrait rester perplexe : au dénouement, la mort supposée du metteur en scène, abattu en coulisse par ses interprètes révoltés, est suivie de la projection d’une photographie de Franco Zeffirelli flanquée d’une rose jaune. Hommage au classicisme ou enterrement de première classe ?
C’est cette ambigüité permanente qui fait pour nous le sel de la conception de Lorenzo Regazzo et qui, après nous avoir séduit, nous invite à la réflexion. Mettre en scène aujourd’hui les œuvres du passé, est-ce les remanier jusqu’à les défigurer, ou les embaumer dans de pseudo- reconstitutions ? S’il existait une voie médiane, qui modernise sans trahir l’essentiel ? En composant ce personnage de metteur en scène qu’il interprète lui-même, Lorenzo Regazzo visait-il quelqu’un en particulier ? Sa cible serait un individu sur le retour, dogmatique mais indécis, despotique mais obscur, affligé probablement d’un eczéma, d’où des démangeaisons, et de troubles de la miction, d’où le pot de chambre et les images récurrentes d’urinoirs. Les personnages sont « modernisés » par les costumes destinés à amuser plus qu’à impressionner : l’élégance britannique a fait long feu chez Mill, et le caleçon de Slook aux motifs du drapeau américain a peut-être pour fonction de révéler l’inféodation des Canadiens au mercantilisme de leur grand voisin. On peut regretter qu’ainsi disparaisse la rusticité qui fait de Slook un avatar lointain du bon sauvage ; mais ce serait oublier que nous sommes censés regarder le concept du metteur en scène.
Il serait long de relever toutes les références aux incongruités diverses que Lorenzo Regazzo a malicieusement inventoriées ou inventées, qui relèvent des « idées géniales » auxquelles chacun d’entre nous a été une fois ou l’autre confronté. Certaines trouvailles sont toujours irrésistibles, comme l’effet catatonique sur le possédé de l’image de Zeffirelli, et le DVD permet de les redécouvrir et de les savourer, comme le monologue de Mill qui devient une confidence à un psychanalyste. Reste que tout en moquant le Regietheater ce spectacle est une éclatante illustration de ce qu’il peut être quand la régie est confiée à quelqu’un qui possède à fond les codes des œuvres, et Regazzo connaît son Rossini sur le bout du doigt. Il réalise là un comble de malice qui nous semble à l’unisson de celle du compositeur de dix-huit ans en train de faire les quatre-cents coups à Venise. C’est une réussite rare !
Les chanteurs confirment les qualités qui nous avaient séduit lors de la représentation du 14 juillet, avec pour chacun d’eux une aisance scénique et vocale confirmée. Un peu moins rogue sonne le Tobias Mill de Matija Meic, encore plus percutant le Slook de Roberto Maietta, encore plus drôle la Fanny d’Eleonora Bellocci, dont les aigus, est-ce l’adrénaline de la dernière, sont encore plus brillants, manifestement plus à son aise le ténor Xiang Xu, tant vocalement que scéniquement, impeccables le Norton de Javier Povedano et la Clarina de Maria Rita Combatelli. Le rendu de l’orchestre est probablement encore plus affiné, le partenariat entre la pianoforte et l’ensemble toujours aussi satisfaisant, la direction de Jacopo Brusa confirme sa précision élégante. La prise de son est bonne et les prises de vue se concentrent presque toujours sur l’essentiel. Autant de raisons de recommander cette cure d’ironie au carré !