Né en 1962, Krzysztof Warlikowski a atteint l’adolescence au beau milieu des années 1970 et ne s’en est visiblement jamais remis. Du moins est-ce l’impression que l’on peut avoir en voyant la mise en scène de Wozzeck qu’il a conçue pour l’Opéra d’Amsterdam. L’intrigue est située dans un univers où se rencontrent les pantalons pattes d’éph et cols pelle-à-tarte seventies pour les messieurs, jupes au-dessus du genou et coiffures gonflées sixties pour les dames. Un monde à la fois libéré (avec sa petite robe zippée en latex, Marie a tout l’air d’exercer le plus vieux métier du monde) et régi par des conventions aussi rigides que la laque qui maintient les cheveux en place : le spectacle s’ouvre sur un long prologue mimé, sur une musique qui n’a rien à partager avec celle d’Alban Berg, et où l’on voit des enfants habillés en petits adultes participer à un concours de danses de salon, le fils de Wozzeck et Marie se sentant exclus de ce cercle très fermé. Dans ce milieu étouffant, le « héros » retrouve son métier de coiffeur, celui qu’il exerçait dans la vraie vie, puisque Büchner s’est inspiré d’un fait divers survenu à Leipzig, comme le rappelle un texte projeté au début de la représentation. Coiffeur et non plus soldat, le Wozzeck de Warlikowski est un pauvre type, traduction moderne du fameux « Wie arme Leute », qui traîne partout son mal-être, sa coupe de cheveux ringarde, ses lunettes moches et sa veste blanche trop grande pour lui. Un minable qui finit par passer à l’acte, poussé à bout par les exigences de la société et par la trahison de Marie, la vie tout entière du personnage apparaissant comme une sorte de long cauchemar dont il ne se réveille qu’à l’instant de mourir. Cette production nous éloigne évidemment de l’Allemagne du XIXe siècle et de l’univers militaire (ni le Capitaine ni le Tambour-major ne porte ici d’uniforme), mais le drame y prend un relief assez saisissant. Même si l’on recommandera plutôt une version plus traditionnelle à qui en serait simplement à découvrir l’œuvre – le flou sur les différents lieux de l’action peut sembler déconcertant à certains moments –, ce spectacle s’inscrit parmi les lectures qui apportent un éclairage original.
Ce caractère incisif, on le trouve aussi dans la direction claire et agressive de Marc Albrecht. L’orchestre phiharmonique des Pays-Bas le suit parfaitement dans cette démarche, tout comme le chœur de l’Opéra d’Amsterdam, et le chœur d’enfants qui intervient à la toute fin de l’œuvre. Mais bien sûr, l’intérêt de ce DVD tient aussi beaucoup aux solistes réunis sur le plateau, chacun livrant une véritable performance sur le plan théâtral, grâce au travail accompli avec Krzysztof Warlikowski ; les passages où le parlé se substitue plus ou moins insensiblement au chanté sont de ce point de vue particulièrement réussis. On citera d’abord le jeune Jacob Jutte, fils de Wozzeck, excellent comédien auquel on fait même réciter une sorte de fable (en néerlandais) durant l’un des entractes. Les deux apprentis, dont l’un en travesti, se transforment en duo de music-hall, et Margret elle-même est ici une chanteuse (de jazz ?) en robe-fourreau dont Wozzeck vient perturber le travail. Parmi les seconds rôles, on distingue Marcel Beekman, vu à Paris en Platée, dont la voix haut-perchée fait merveille dans les glapissements expressionnistes du Capitaine. En contrepoids, Willard White est un Docteur beaucoup moins halluciné qu’on ne le voit parfois, un Docteur qui semblerait presque raisonnable dans son délire tant la voix impose une autorité naturelle et sereine. L’Andres de Jason Bridges est moins rêveur, moins poète que d’autres titulaires du rôle, mais non moins en voix. Du Tambour-major, Frank Van Aken a bien la stature et l’ampleur. Quant aux deux rôles principaux, il est bien agréable d’entendre Marie confiée à une grande voix lyrique comme celle d’Eva-Maria Westbroek, malgré un vibrato parfois un peu large dans l’aigu forte ; la musique de Berg y gagne des résonances wagnériennes et straussiennes qu’on ne soupçonne pas toujours avec des interprètes plus strictement étiquetées « musique du XXe siècle ». De son côté, Christopher Maltman se montre un acteur impressionnant, ravagé de tics nerveux ; s’il possède un timbre moins sombre que d’autres Wozzeck avant lui, il se rattrape amplement par son intelligence du texte et par sa totale adhésion à ce cauchemar ordinaire que propose Warlikowski.